1) Parce que Rawls a raison : la réduction des inégalités n’est pas une fin en soi, mais seulement la réduction des inégalités « injustes ». Il y a des inégalités justes et justifiées, lors-qu’elles profitent à tous, et permettent d’optimiser le sort des plus mal lotis. Faire de la réduction des inégalités une fin en soi, c’est donc ne pas se préoccuper réellement du sort des plus pauvres, car leur situation peut être meilleure dans une démocratie libérale comportant de larges inégalités (de revenus) que dans une société où (presque) tous sont égaux dans la pau-vreté (comme ce fut le cas dans les ex-pays communistes).
2) Parce que la réalisation de l’égalité s’accompagne, la plupart du temps, du sacrifice de certaines libertés individuelles fondamentales. La véritable démocratie doit lutter pour concilier liberté et égalité, cette conciliation autorisant nécessairement des « inégalités justes », tout en permettant de lutter contre les « inégalités injustes ». Ainsi, un entrepreneur qui n’a plus la liberté de faire des investissements parce qu’il est trop « taxé » n’aura d’autres moyens que de licencier ses employés, si bien que tout le monde pâtira de cette situation… Ce rai-sonnement extra-simpliste semble n’être toujours pas intégré par certains à l’heure où la mondialisation économique oblige pourtant à être en permanence « concurrentiel » et « per-formant » – même si on peut à juste titre vouloir lutter contre la prééminence de ces valeurs techniciennes, qui sont partiellement déshumanisantes, au nom de la justice et de la solidarité.
3) Parce que la « passion de l’égalité » conduit à l’uniformisation des modes de pensée et des modes de vie, au refus de la diversité, laquelle fait toute la richesse de l’humanité et constitue une source de progrès pour tous.
4) Parce que Tocqueville avait raison : la « passion de l’égalité » conduit au relativisme généralisé et à l’indifférence (qui est le contraire de la tolérance). Alors que la véritable tolérance respecte l’avis de celui qui pense différemment de moi, tout en me donnant le droit de penser que j’ai raison, la passion de l’égalité m’induit à penser que, puisque nous sommes « égaux », nos opinions se « valent » (aucune n’est meilleure que l’autre) et que, puisque toutes les opinions se « valent », à quoi bon chercher à discuter, à « dialoguer » pour s’enrichir l’un de l’autre ? Dès lors, en l’absence de toute recherche en commun de la vérité, les individus ne pourront que s’en remettre à l’opinion publique toute-puissante, qui les dis-pensera d’avoir à penser réellement par eux-mêmes, et ils tomberont nécessairement dans le « politiquement correct », qui marque l’absence de toute véritable libre pensée.
5) Parce que la « passion de l’égalité » conduit à détruire toute forme d’autorité, que ce soit dans l’éducation, dans la famille etc. Par exemple, dans l’éducation, si les élèves se con-sidèrent comme en sachant autant que le maître (ce à quoi conduit le dogme égalitariste), alors le maître n’aura plus l’autorité suffisante pour pouvoir exercer correctement son métier d’en-seignant, mais il se trouve réduit à être le simple accompagnateur des débats démocratiques qu’il devra susciter entre ses élèves. Une telle conception de l’enseignement, tout comme l’absence d’autorité en général, conduit toujours à l’anarchie. Il faut donc se garder d’appli-quer le modèle « politique » de la démocratie à des sphères qui ne relèvent pas du principe dé-mocratique, sous peine d’aboutir à des véritables aberrations, celles de nos « modernes pé-dagogues » qui ont fini par avoir la peau, à grand renfort de « bourdieuseries », du système éducatif français.
6) Parce que la correction des « inégalités naturelles » peut déboucher sur des injustices encore plus criantes que celles qu’on voulait corriger. Au nom de l’égalité, on donnera satisfaction au désir des couples homosexuels d’avoir des enfants en faisant de celui-ci un « droit » et une « marchandise » (puisqu’il sera confectionné sur mesure par la GPA et la PMA), créant des nouvelles inégalités (entre les enfants bénéficiant d’un père et d’une mère, et ceux qui auront deux parents du même sexe, les seconds ayant alors le droit, au nom de l’égalité, d’attribuer leurs échecs à la « discrimination » dont ils ont été victimes, et à obtenir réparation pour le préjudice subi). A ce compte là, pourquoi ne pas lutter contre d’autres inégalités naturelles ? Pourquoi un « top model » aurait-elle droit de faire carrière sur son seul physique, tandis que d’autres seront handicapés toutes leurs vies par un physique désa-vantageux ? Et je ne parle pas du sport, où les inégalités naturelles sont encore plus « cri-antes »… bien que nous les « sacralisons » en permanence, dès que nous admirons les ex-ploits d’un « champion » : c’est tout aussi « injuste » ! Faut-il néanmoins lutter contre toutes ces inégalités naturelles ???
7) Parce que le « dogme égalitariste » conduit à la disparition de toute forme d’élitisme, et qu’un pays qui n’a plus d’élite est un pays voué au déclin accéléré dans un monde où la compétition et la concurrence font la loi. Et ce d’autant plus qu’il est dans l’intérêt d’un pays d’être gouverné par des gens qui ont fait la preuve de leur « compétence ». Quand la compétence n’est plus reconnue et quand, au nom de la « discrimination positive », on considère que le « talent naturel » des individus ne donne plus aucun droit à rien (ce qui est d’ailleurs une sacrée « bourdieuserie », une de plus, dira-t-on !) alors c’est la « tyrannie de l’incompétence » qui prend la place, laquelle ne peut, à nouveau, que générer l’anarchie. Une société réellement juste doit permettre à ceux qui partent avec un « handicap social » de compenser ce handicap de départ (ce qu’a réussi à faire l’école républicaine lorsqu’elle était encore « élitiste » et jouait son rôle d’ascenseur social), elle doit aussi mettre les talents de tous au service de la collectivité tout en récompensant les efforts de chacun, sauf à tomber dans une sorte de « favoritisme », qui réintroduit subrepticement des « privilèges » que la révolution française avait abolis. Ce qui conduit à ruiner la solidarité sociale, laquelle suppose que tous les individus puissent se sentir traités de la même manière sans qu’aucun groupe ne se sente « discriminé » (positivement ou négativement) pour des raisons ethniques, sexuelles, etc…
8) Parce qu’il n’y a que dans le monde des « bisounours » (où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ») que l’on peut se croire tous égaux. Où alors en Christ, qui promet une égalité entre les croyants (même si nous ne serons pas tous égaux au ciel puisque Dieu récompensera chacun sur ce qu’il aura fait sur terre). En dehors de Christ, il n’y a que rapports d’exploitation et de domination : le désir d’avoir (et d’avoir plus que les autres) étant une conséquence de la corruption consécutive au péché originel (la preuve en est que, dans les pays communistes qui voulurent réaliser l’égalité, une hiérarchie sociale rétablissant les privilèges s’est aussitôt réintroduite entre le peuple est les membres de la « nomenklatura »), faire abstraction de cette donnée anthropologique fondamentale qu’est la corruption de l’homme naturel (qui a besoin d’avoir « sa » propriété pour pouvoir assurer sa sécurité dans l’avenir) est un pur et simple déni de réalité. Ce n’est qu’en Christ, et moyennant la régé-nération de notre nature, que ce « désir de possession » peut disparaître…
9) Parce que Nietzsche avait raison : sous couvert d’égalité se cache souvent des passions irrationnelles, mue par des sentiments « réactifs », comme l’envie et la jalousie : n’ayant pas réussi leur parcours, ceux que Nietzsche appelle les « faibles » (qu’ils ne font pas confondre avec les pauvres) prennent leur « revanche » et se vengent des « forts » en coupant toutes les têtes qui tentent, laborieusement, de s’élever au-dessus de la « masse du troupeau ». D’où la violence de Nietzsche à l’égard de la démocratie et du dogme égalitariste, même s’il ne s’agit là, à mon sens, que d’une perversion possible du sentiment démocratique…
10) Parce que l’unanimité que semble rencontrer l’idéal d’égalité aujourd’hui en France est le signe de son caractère « terroriste » et que, au nom même de la liberté de penser, il faudra toujours mieux que quelques voix osent s’élever contre ce « dogme » lorsqu’il est absolutisé et coupé des autres valeurs qui seules peuvent lui donner un véritable sens (comme la liberté et la fraternité). Kierkegaard le soulignait déjà : lorsqu’une perspective tend à s’imposer à l’unanimité dans les médias, c’est le signe que le règne du « médiatiquement correct » impose son « prêt-à-penser », dispensant alors les citoyens de penser véritablement.
Par Charles-Eric de Saint Germain
Professeur de Philosophie en classes préparatoires.
A publié récemment Cours particuliers de Philosophie, I et II, chez Ellipses.