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Lever de rideau sur la mémoire des Invisibles

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

 

Il y a des films qu'on aimerait avoir écrit tellement leur récit nous semble familier. 

Il y a des films qui semblent être d'une telle évidence qu'on a l'impression de les avoir vécu.

Les Invisibles de Sébastien Lifshitz est de ceux-là :

Soyons honnête, il m'est impossible d'être totalement objectif sur ce film.

D'une part, car son sujet est au croisement de mes thématiques de recherche : l'histoire des homosexualités et les études mémorielles.

D'autre part, car j'ai eu la chance de croiser le chemin de Sébastien Lifshitz au début de ce projet. A l'époque, j'étais encore un jeune étudiant terminant son master d'histoire contemporaine sur l'histoire et la mémoire de la déportation pour motif d'homosexualité en France. Notre échange a commencé par téléphone et s'est poursuivi à la terrasse d'un café. Les témoins n'étaient pas encore trouvés et notre discussion avait surtout été théorique : Pourquoi les jeunes homosexuels regardent-ils si peu leur passé ? Et pourquoi les homosexuels âgés deviennent-ils progressivement invisibles ?

Depuis, j'ai suivi l'avancée de ce projet en pointillés, rencontrant souvent par hasard les collaborateurs de Sébastien Lifshitz un peu partout en France au gré d'une réunion, d'une manifestation ou d'un entretien.

C'est pourquoi j'ai été étonné (et honoré) de voir apparaître mon nom à la fin du générique, n'estimant pas vraiment avoir été d'une grande utilité sur ce documentaire.

Maintenant que la promotion du film est terminée et que le travail de Sébastien a récolté  toutes les récompenses qu'il mérite, il m'est possible d'en parler plus librement.

Un hommage au dialogue inter-générationnel

Le fait que ce film remporte le César 2012 du meilleur documentaire aux côtés du film Amour de Michael Haneke n'est pas une coïncidence. Ces deux oeuvres cinématographiques témoignent d'un nouveau regard sur notre société et sur la part grandissante des seniors qui la composent.

Tandis que les années 1960-1970 étaient dominées par la "génération yéyé" issue du baby-boom et porteuse d'avenir dans le contexte des Trente Glorieuses, le début du XXIe siècle est indéniablement marqué par cette même génération qui a vieilli mais qui n'a jamais perdu l'étincelle de ses espoirs alors que notre société les regarde avec tendresse comme les fossiles d'une époque révolue.

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Le film repose sur le témoignage d'hommes et de femmes nés dans l'entre-deux guerres et qui ont décidé, à un moment de leur vie, d'assumer leur homosexualité sans pour autant devenir des figures du militantisme. Face à la caméra discrète de Sebastien Lifshitz, ils racontent leur vie, leurs déboires, leurs amours et leurs combats.

L'une des grandes qualités de ce film repose sur la diversité des témoins qui représentent une large palette de catégories sociales et culturelles, jetant ainsi une première pierre dans la mare paisible des stéréotypes souvent véhiculés sur l'homosexualité.

Cette sélection attentive permet en effet d'ébranler certains mythes, dont le principal repose sur l'image erronée d'un homosexuel majoritairement citadin et appartenant à une sorte de caste bourgeoise culturellement privilégiée.

Parmi les témoins de ce film figurent de nombreux campagnards qui n'ont soit jamais vraiment quitté leur milieu d'origine, soit fait le choix d'une vie véritablement rurale au milieu des chèvres, des poules et des moutons.

Le fait qu'une des lesbiennes du film soit Maire de sa commune montre également que les homosexuels ne vivent pas nécessairement reclus de la société quant ils quittent l'environnement urbain. Ils peuvent être assez naturellement reconnus et intégrés dans un cercle de sociabilité civique non communautarisé.

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La parité n'est certes pas totalement respectée mais la présence de lesbiennes doit être soulignée car elles sont généralement considérées comme des invisibles parmi les invisibles : en tant que femme, en tant que lesbienne et en tant que personne âgée.

Or, les témoignages recueillis dans ce film par Sébastien Lifshitz montrent que ces femmes ont souvent été à la pointe des luttes syndicales et sociétales, à leur manière et sans exclusivisme. Ainsi, l'une d'entre-elles a commencé par se battre à l'échelle de son entreprise, quand l'autre décidait de mettre en place une cellule d'avortement à une époque où cette pratique pouvait conduire à la prison.

Une micro-histoire contemporaine des homosexuels français

Bien que ce film n'ait pas la prétention d'être un documentaire historique, il apporte une pierre inédite à l'histoire des homosexuels français qui reste encore largement à écrire. 

Ayant assisté à une projection suivie d'un débat, j'avais été un peu troublé de voir la très grande majorité des échanges porter sur l'ouverture du mariage et de l'adoption aux couples homosexuels. Selon les spectateurs, ce film constituerait un argument imparable en faveur du projet de loi sur le "mariage pour tous". Pour ma part, j'ai tendance à penser qu'il s'agit avant tout d'un concours de circonstances puisque lorsque l'idée d'un tel film a germé dans la tête de Sebastien Lifshitz, nous étions très loin d'imaginer qu'il puisse sortir en salles dans le contexte d'un débat sur la mariage et l'adoption à l'Assemblée nationale.

Bien au contraire, malgré le clin d'oeil à la fin du film qui montre deux homosexuels visitant une chapelle au milieu d'une forêt, j'aurais été curieux d'entendre l'ensemble des témoins réagir à la question du mariage qui n'était pas encore d'actualité au moment du tournage. Mon expérience personnelle d'entretiens avec des homosexuels âgés me conduit plutôt à nuancer l'interprétation sous-entendue par les dernières images du film. S'ils défendent globalement l'idée d'une égalité des droits, la plupart des homosexuels de cet âge ne font pas de l'accès au mariage et à l'adoption une revendication importante car elle représente souvent à leurs yeux une forme d'acculturation des homosexuels à l'hétérosexualité plutôt qu'une réelle reconnaissance d'un mode de vie gay.

Ce décalage entre générations est un élément essentiel de l'histoire contemporaine de l'homosexualité qui s'inscrit dans une temporalité que l'on pourrait qualifier d'accélérée par rapport à l'histoire sociale en générale. Ainsi, l'inverti de la fin du XIXe siècle n'est pas l'homosexuel de l'entre-deux guerre, tout comme il se différencie du "PD" et de la "Gouine" des années 1970, qui sont eux mêmes en décalage par rapport aux gays du début du XXIe siècle.

Or, si l'on accepte cette interprétation, on trouve probablement l'une des clefs de compréhension de l'invisibilité au centre de la réflexion introduite par le film. Si l'on ne voit plus ces homosexuels, c'est peut-être aussi parce qu'ils sont différents, parce qu'ils ne correspondent plus à la définition de l'homosexualité du temps présent. Dès lors, on les oublie... ou on les regarde avec l'attendrissement d'une vision nostalgique.

Un travail d'histoire et de mémoire à poursuivre

Ce film pose donc autant de questions qu'il n'en résout et c'est l'une de ses grandes qualités.

Le travail de réalisateur de Sébastien Lifshitz se poursuit actuellement dans des thématiques proches puisque son dernier film (déjà primé d'un Teddy Award au festival internationl du film de Berlin) raconte l'histoire de Bambi, née Jean-Pierre en 1935 à Alger avant de devenir Marie-Pierre Pruvot et une star du music-hall !

On comprend dès lors que Les Invisibles ne représentent que la partie émergée d'un immense travail de recherche mené par le réalisateur et son équipe pendant plusieurs années. S'il n'est pas possible de multiplier les documentaires, on peut espérer que l'auteur aura le temps et l'envie de transcrire son travail sous une autre forme lui permettant d'approfondir les thématiques esquissées dans son film.

Car l'histoire des homosexuels qu'il impulse ne s'adresse pas uniquement à un public averti. Elle a beaucoup à apporter aux sciences sociales. J'ai notamment été interrogé par le témoignage d'un des hommes racontant assez naturellement et sans jugement de valeur son initiation à la sexualité par un voisin beaucoup plus âgé que le voile progressivement tissé par notre société nous conduirait aujourd'hui à qualifier de pédophile. Autre époque, autres moeurs !

Parmi les sujets qui ont particulièrement attisé ma curiosité figurent aussi la dimension politique des homosexuels. Presque tous les témoins sont passés par des phases d'engagement sur lesquels ils s'expriment peu tant cela leur semble naturel. Et pourtant, l'un d'entre eux explique qu'il a été écarté des Jeunesses communistes à une époque où le FHAR, Guy Hocquenghem et Daniel Guérin battaient le pavé à l'extrême-gauche.

Ces homosexuels n'expliquent pas non plus comment ils sont sortis de cette phase militante. Est-ce une décision assumée à un âge où la raison l'emporte sur la passion, ou bien se sont-ils sentis poussés vers la sortie par une nouvelle génération ?

Quid également des années SIDA. Ne se sentaient-ils plus concernés ? Comment ont-ils vécu cette période ?

Et les autres ? Qui sont ceux qui n'ont pas accepté de témoigner publiquement ? Quels sont ceux qui ont été écartés faute de pouvoir mettre leur histoire en récit ? Ne doit-on pas considérer que ceux-là constituent la forêt des Invisibles cachés derrière les arbres magnifiquement mis en lumière par Sebastien Lifshitz ?


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