La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhinâ), de même qu'un vaste courant de la philosophie occidentale, affirme que le moi est une construction mentale, produite principalement par le langage. Pourtant, elle affirme également que l'absolu est le Soi. Mieux, le Soi est la conscience la plus immédiate que l'on peut exprimer sous la forme d'un "je", d'un "je suis je" dont tous les sujets et les objets ne sont que des manifestations partielles et factices. Il y aurait donc deux "je", l'un authentique et l'autre, factice.
Temple des yoginîs, centre de l'Inde
Mais comment peut-on affirmer que l'absolu est "je" ? N'est-il pas, dès lors, condamné lui aussi à n'être qu'un concept dualiste élaboré par opposition avec le "tu" et le "il" ? N'est-il pas une fiction dualisante (vikalpa) marquée par l'emploi d'un mot ? Or, comme le fait remarquer Dharmakîrti, la division en soi et autrui n'est-elle pas la base de toutes les émotions destructrices ?
Dans sa Réalisation du réel (Tattvasiddhi), le bouddhiste Śāntarakṣita cite ce vers célèbre de Dharmakīrti (Pramāṇavārttika II, 219) :
S'il y a un Soi, il y a la notion de "l'autre".
Cette division entre le Soi et l'Autre engendre la haine et l'appropriation.
En découlent directement
Toutes les pathologies mentales. 8
A quoi Utpaladeva, philosophe de la Reconnaissance, rétorque, dans sa Réalisation du sujet comme conscience (Ajaḍapramātṛsiddhi) :
Les êtres dépourvus de conscience (propre)
Sont presque inexistants : ils n'existent que dans la manifestation, dans le Soi.
C'est une seule et même manifestation de notre Soi (qui se manifeste)
Comme soi-même et comme autrui.
Mais cette affirmation est-elle justifiée ? Est-il légitime de désigner l'absolu, ou même la conscience, comme "je" ? Cette réflexion nous permettra de prolonger les séances précédentes sur la question du rapport entre la conscience et le désir. La conscience est-elle sans ego ? Ou bien faut-il, comme le fait la Reconnaissance, reconnaître que le "je" est l'essence même de la conscience ? Le non dualisme du Védânta tient que la conscience est sans ego. Elle n'est donc un "Soi" qu'en un sens faible, métaphorique. Le non dualisme de la Reconnaissance, en revanche, soutient que la conscience est "je". Elle est donc un "Soi" au sens fort.
Cette voie, originale, peut se réclamer de l'héritage prestigieux des Upanishads, pour qui "je" est le nom privilégié du Soi, de l'absolu, de notre vraie nature. Au vingtième siècle, cette thèse sera aussi partiellement reprise par Ramana.
Qu'est-ce que le "je" ? Une illusion seulement plus ancrée que les autres, ou bien l'indice de l'absolu ?
Le lundi 25 février ainsi que le lundi 25 avril 2013, au CPEC, 37 bis rue du Sentier, 75002 Paris, 18h30-20h30.
Bibliographie :Sur la Reconnaissance.Sur Abhinavagupta, l'un de ses principaux philosophes.Sur le statut de l'ego dans la pensée indienne.Sur la question du rapport entre la conscience et le "je".Sur le "je" dans la pensée de Ramana.