De livre en livre

Par Placebo

Michel COURNOT, De livre en livre, L'un et l'autre -  Gallimard, Paris, avril 2012 (296 pages).

J. B. Pontalis, le directeur de la collection L'un et l'autre, décédé en janvier, a, pour notre bonheur, assemblé un florilège d'articles -- peut-on vraiment parler de critiques ? de Michel Cournot, disparu quant à lui en février 2007. Ils sont regroupés autour de quelques thèmes : Autour de la NRF, Paulhan et Michaux, Éditer, Le marquis et la comtesse, Couples, Surréalisme, Du monde entier, Dictionnaires.
L'on n'ira pas jusqu'à affirmer que la qualité de ces articles est telle que l'on pourrait se dispenser de lire les ouvrages visés, mais quelle plume que celle de Cournot, dont on se souviendra qu'il aura travaillé au Nouvel Observateur puis au Monde comme critique de cinéma, de littérature et de théâtre.
Je ne résiste pas -- le fais-je jamais, cher Wilde -- à la tentation de vous communiquer sa vision de son métier :
« J'ai été journaliste, ce qui est quand même très spécial, parce que ce n'est pas de la littérature. Il faut écrire très vite, les articles sont coupés, ils sont plein de fautes d'impression, c'est du papier journal, ça dure un jour. Écrire dans les journaux, qu'est-ce que c'est ? C'est tout simplement faire que n'importe qui puisse lire. Il faut que le moment de lecture -- parce que la lecture, c'est formidable, c'est une activité de l'esprit qui empêche de devenir complètement abruti -- ne suscite pas une déception, une irritation, ou surtout -- c'est le plus grave -- un sentiment de tristesse lié à l'infériorité.
Toutes les lignes doivent être complètement accessibles à la personne qui lit, même un petit morceau de journal. Il faut transsubstantier un compte rendu -- car c'est toujours d'un compte rendu qu'il s'agit, quoi qu'on écrive -- en une lecture qui ne suscite aucun de ces désagréments, aucune de ces douleurs. »

On imagine mal au vu de la grisaille de la réclame qui a aujourd'hui pour nom critique dans nos tristes quotidiens qu'un journaliste pouvait avoir du style -- un style -- et de la passion. Je vous entends moquer ma pente « hier encore... » « il n'y a plus... »; certes, mais je vous mets au défi de prendre n'importe quelle page livre du Devoir ou de La Presse : toujours le même moule, le même formatage, la même langue de bois digne du plus pur stalinisme. Comparez la maintenant avec un paragraphe de Cournot : le texte ne sert pas d'illustration à une photographie, ni de remplissage entre deux publicités. Introduction, développement, conclusion. Il dit, il nous parle.Brillant, je vous le promets, tant qu'on en redemande.
Témoin les quelques extraits qui suivent.
Sur Michaux :
« Chaque livre de  Michaux est un olibrius. Il déjoue en nous l'habitude de lire. Il arrive toujours hors saison, comme un rossignol en décembre, ou la neige au mois d'août.
Ils se ressemblent pourtant, les livres de Michaux. Ils font penser à des quidams immatériels, fine peau de tambour ivoire tendue sur des rochers d'air, immobiles, modestes, d'une diction silencieuse, traversée d'ondes ultracourtes volantes non identifiées. »
Sur Vers libres de Radiguet :
« Presque tous les poètes sont pris, un jour ou l'autre, pas seulement lorsqu'ils sont gâteux, de la démangeaison d'écrire, en lignes soigneusement scandées et soigneusement rimées, des cochonneries pas méchantes. Presque toujours à mots couverts, à grand renfort de comparaisons compliquées. Comme si la prosodie était quand même une servitude, un carcan irrespirable à la longue, et comme s'il fallait faire une pause, casser la baraque en contraignant cette dame respectable et âgée, la poésie, à montrer son popotin et faire des choses défendues. »
Sur la comtesse de Ségur :
« Sophie Rostopchine, soit par le biais de la cruauté des enfants, soit « de plein fouet » par des histoires d'adultes, a en fait porté témoignage, d'une voix plus précise, plus directe qu'un Hugo ou qu'un Balzac (mais avec moins d' "art"), sur les oppressions, les injustices, et les haines d'une société. [...] ... la comtesse de Ségur balaie tous les foyers, tous les idiomes, et elle est le vrai témoin de ce que Marx, par sa phrase célèbre, avait appelé "les eaux glacées du calcul égoïste". »
Sur von Hofmannsthal :
« La prose d'Hugo van Hofmannsthal est l'une des plus belles écrites de main d'homme. C'est une prose d'après la pluie, qui avance au pas, les mains nues, face à ses assassins, faisant taire, à mesure, le brouhaha des alentours, et redonnant aux roses du jour une pureté de premier matin. C'est bouleversant de beauté, de vérité, un point c'est tout. Cette prose n'a qu'un défaut : elle donne froid. Avant d'ouvrir Andréas, on mettra un chandail de plus. Hofmannsthal disait qu'avant le retour des bourgeons, seul le froid neutralise la boue. »
Sur Ramuz :
 « Et, tout de même, oui, prenez un livre de Ramuz. Cet homme était inguérissablement solitaire, et personne au monde n'est plus ouvert au monde que les solitaires, eux seuls ont le temps de vous faire asseoir, de vous écouter, et c'est pour cela aussi que Ramuz est si grand : ses livres écoutent le lecteur, d'un cœur infini. »
Tout est de la même eau.
Si, pour la critique, je place encore et toujours Rinaldi, désormais retranché dans son académicienne  immortalité, hormis pour un billet, parfois, dans la République des livres, pour donner le goût de lire, ce sera désormais Cournot, dont j'aimerais bien émuler la verve et l'enthousiasme, et tenterai d'en faire mon modèle -- trop tard pour une résolution du Nouvel An ?
Un point c'est tout.

Présentation

« Laissez-vous aller, respirez lentement et à fond. Laissez-vous tomber, en douceur. Tombez dans l'enfance, c'est le soir. La lecture est un acte de tout l'être, qui met en feu tous les sens, toutes les facultés. La lecture, c'est la vie de l'esprit, la vie tout court. »