La candidature à la première élection présidentielle au suffrage direct de Jean Lecanuet fut la première tentative de
troisième force centriste dans une République de plus en plus bipolarisée, non seulement par ses institutions mais aussi par l’union de la gauche. Après lui et après Jean-Jacques
Servan-Schreiber, François Bayrou a tenté, à son tour, bien plus tard et sans succès, à rompre avec ce bipartisme. Première partie.
Le vendredi 22 février 2013 marque le vingtième anniversaire de la disparition de Jean
Lecanuet, à près de 73 ans, d’une douloureuse maladie.
Les commémorations pour cet anniversaire ont lieu ce jour-là (22 février 2013) à Rouen avec notamment à 14h00
une rencontre de témoignages à la Halle aux toiles autour de François Bayrou, Pierre Méhaignerie et Jacques
Barrot, et à 19h00 une messe anniversaire à l’église Jeanne d’Arc en présence de Valéry Giscard
d’Estaing.
L’action politique de Jean Lecanuet est peut-être maintenant oubliée par les jeunes générations et a sans
doute été médiatisée négativement par une image peu avenante que Plantu a (parmi d’autres) illustrée en le dessinant avec un cactus sous le bras (Jean Lecanuet avait affirmé dans les années
1970 : « Nous serons le cactus de la majorité. ».
Cumulard en chef (le "roi Jean")
Il faut dire que Jean Lecanuet avait l’une des tares des personnalités qui ont consacré toute leur vie à la
politique, à son paroxysme : il a probablement été le champion olympique du cumul des mandats, au
début des années 1980.
Une accumulation impressionnante et déconcertante de multiples mandats simultanément : la mairie de
Rouen où il était né (du 4 avril 1968 à sa mort), la présidence de l’agglomération de Rouen (du 21 février 1974 à avril 1989 ; son successeur fut Laurent Fabius), la présidence du conseil général de Seine-Maritime (du 28 septembre 1974 à sa mort ; il fut
conseiller général depuis avril 1958), la présidence du conseil régional de Haute-Normandie (pendant quelques mois, de novembre 1973 à juillet 1974 ; son successeur fut André Bettencourt
puis Laurent Fabius), son mandat de sénateur (du 25 septembre 1977 à sa mort) associé à la stratégique présidence de la commission des affaires étrangères et des forces armées au Sénat (qui le
faisait voyager partout dans le monde), un mandat de député européen (du 17 juillet 1979 au 10 octobre 1988), sans oublier la présidence de deux partis politiques, l’UDF (du 1er
février 1978 au 30 juin 1988) ainsi que le CDS et les partis prédécesseurs, MRP et Centre démocrate (du 26 mai 1963 au 31 mai 1982).
Il faut par ailleurs rajouter à titre provisoire, celui de député pendant quelques mois, entre le 2 avril
1986 et le 28 septembre 1986 (qu’il a dû cumuler quelques jours ; sénateur, il s’était fait élire député le 16 mars 1986 et s’était fait réélire sénateur le 28 septembre 1986). Sans compter
les périodes où il fut ministre dans les années 1970 (sans mandat parlementaire). C’était à l’époque d’avant les premières lois contre le cumul des mandats (la première loi sur le cumul des
mandats s’est appliquée aux élections du printemps 1988).
Certes, Jacques
Chirac avait aussi su cumuler ses fonctions de Premier Ministre de la cohabitation ou de député de Corrèze en même temps que son mandat de président du conseil général de Corrèze, de maire de
Paris (qui était en même temps le président du conseil général de Paris !), et ses responsabilités de président du RPR. Mais pas autant que Jean Lecanuet qui restera sans doute un
cas d'école pour les étudiants de Science po.
Débuts prometteurs
Mais la carrière de Jean Lecanuet n’a pas d’abord été ternie par cette image de vieux routard de la
politique, elle l’a été dès ses débuts pourtant très prometteurs par cette volonté de paraître moderne au lieu d’utiliser ses autres atouts, en particulier une intelligence exceptionnelle et un
savoir-faire particulier dans ses relations avec les gens.
Il en avait beaucoup, d’atouts. Né le 4 mars 1920 dans une famille modeste, catholique pratiquant, Jean
Lecanuet fit de brillantes études au lycée Henry-IV à Paris et fut reçu, normalien, en juillet 1942 au concours le plus jeune agrégé de philosophie de France, à l’âge de 22 ans (major ex-aequo
avec Maurice Clavel).
C’est en pleine guerre et dès l’année suivante, en 1943, tout en donnant ses cours de philosophie dans le
Nord (à Douai et Lille), il s’engagea dans la Résistance grâce à sa rencontre avec l’abbé Vancourt, professeur à la faculté catholique, qui appartenait à un réseau franco-anglais, et il aida à
sauver de nombreux Juifs (il fut même reconnu comme "Juste parmi les nations" en 1975). Il fut arrêté en juin 1944 par les Allemands après avoir saboté un poste d’aiguillage pour freiner
l’arrivée des renforts allemands en Normandie mais il a pu s’évader.
À la Libération, Jean Lecanuet s’engagea naturellement au MRP, le parti des résistants chrétiens :
« Pour moi, lorsque j’étais un jeune homme de 24 ans, le MRP, c’était non seulement la transcription, dans l’action, d’une volonté de justice
sociale, les suites de la Résistance, bien entendu, mais c’était aussi l’entrée des catholiques, définitivement, dans la République. Le MRP a été le moment de l’insertion non remise en cause des
catholiques, et plus largement, des chrétiens, dans la République et dans la démocratie. ».
Sa première rencontre a eu lieu en 1945 à Lille avec Pierre-Henri Teitgen. Celui-ci lui demanda :
« Comptez-vous être des nôtres ? ». Jean Lecanuet de répondre : « Tout de
suite ! ».
Il est devenu haut fonctionnaire, travaillant comme directeur de cabinet ou chargé de mission pour une
dizaine de ministres MRP de la IVe République entre 1946 et 1950 (notamment Pierre-Henri Teitgen, André Colin, Pierre Abelin, Robert Buron, Jean Letourneau, Pierre Pflimlin).
Un jeune parlementaire écouté et travailleur
Il fut élu député MRP de Seine-Inférieure le 17 juin 1951, à l’âge de 31 ans. Il était la tête d’une liste
MRP qui était arrivée en sixième place mais il fut élu grâce à la loi sur les apparentements.
Sa première intervention comme parlementaire fut le dépôt d’un amendement sur la subvention au Centre
national du cinéma le 20 novembre 1951 dans la discussion du projet de loi relatif au développement des crédits de fonctionnement des services civils en 1952. La première proposition de loi qu’il
a déposée, le 5 février 1952, concernait la simplification de la taxation sur le chiffre d’affaires appliqués aux cidres (n°2493).
Son activité parlementaire en a fait l’un des députés les plus écoutés. Il a déposé par exemple le 20 mars
1953 une proposition de résolution tendant à inviter le gouvernement à prendre les initiatives nécessaires pour l’établissement d’une Communauté européenne du cinéma (n°5967).
Son premier grand discours a eu lieu lors du débat sur l’investiture de Pierre Mendès France le 17 juin 1954, pour annoncer que le MRP ne la voterait pas par anticommunisme et pour
défendre la construction européenne.
Il fut nommé à 35 ans membre du gouvernement d’Edgar Faure, comme Secrétaire d’État aux relations avec les États associés, du 20 octobre 1955 au 1er
février 1956.
Battu aux élections législatives du 2 janvier 1956 (anticipées par Edgar Faure après sa mise en minorité), Jean Lecanuet fut nommé au tour extérieur en janvier 1956 maître des requêtes au
Conseil d’État.
Après avoir été battu de nouveau aux élections législatives de novembre 1958, il se fit élire sénateur de Seine-Maritime le 26 avril 1959 où il retrouva, dans le même cas que lui, des anciens
députés ayant échoué après l’instauration de la Ve République, comme Edgar Faure, François Mitterrand, Gaston Defferre et Jacques Duclos. En décembre 1960, il dirigea le groupe MRP du Sénat.
Leader du parti centriste
Finalement, au 20e congrès du MRP à La Baule du 23 au 26 mai 1963, Jean Lecanuet fut élu président
et Joseph Fontanet secrétaire général. Il succéda à un ancien ministre, André Colin, père de la future ministre Anne-Marie Idrac. Le MRP qui était un parti vieilli par le gaullisme triomphant de dotait ainsi d’une image de renouvellement et de jeunesse assez originale avec un président de 43
ans et surtout, une nouvelle ligne politique.
Cette nouvelle ligne avait été préparée par Joseph Fontanet et Jean Lecanuet pendant plusieurs mois et
déboucha sur une concertation avec d’autres composantes de l’opposition (en particulier la SFIO) pour préparer l’élection présidentielle de 1965, que j’évoquerai dans un prochain article.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (22 février
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"Lecanuet en 1965 : l’effet télévision ?" par Christian Delporte ("Matériaux pour l’historie de notre temps", 1997, N.46,
pp. 32-35).
La famille
centriste.
À qui
appartient l’UDF ?
L’union de la gauche renforce les clivages.
La bipolarisation de la vie politique.
Les rénovateurs de
1989.
Où vont les
centristes aujourd’hui ?
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-lecanuet-1-agrege-resistant-131173