Quand un conseiller d'un ministère découvre ce qu'on nous donne à manger. Et ne cache pas son écoeurement...
Assiettes. Même les piliers du temple des esprits sont parfois désarçonnés devant les affres de la vie quotidienne et les actes les plus élémentaires conditionnés par les habitudes ou le poids des conventions sociales. Une certaine érudition ne prémunit en rien contre le retour au réel et le venin de la lucidité… Il aurait fallu filmer notre énarque, l’autre soir, dans un bistrot parisien, hésitant entre le hachis parmentier et les lasagnes (pourtant estampillés « maison ») parés comme il se doit d’une salade de roquette hors saison. «Et si je prenais du poisson?» Regard apeuré. «Ou alors rien que des crudités.» L’homme, soudain, ressemblait à ce qu’on attendait de lui : l’interrogation aux aguets, la préoccupation tout en fluidité, quelques sonorités bien bruyantes emmêlées à des éclats de langage mécaniques, et finalement assez de jugeote pour que l’ampleur du QI reprenne le dessus et laisse percevoir derrière la pâleur du visage une incompréhension quasi organique se magnifiant dans un souffle sous forme de question: «Mince, mais qu’est-ce qu’ils foutent dans nos assiettes?» Et d’ajouter: «Chez moi, je ne me nourris qu’avec des trucs tout prêts, beaucoup de chez Picard: c’est excellent et la réputation était bonne. Comment je vais faire maintenant?» Ce jour-là, comme beaucoup d’entre nous, cet ami à la tête bien pleine, conseiller technique d’un ministère ayant peu de chose à voir avec l’agriculture, l’agroalimentaire ou les affaires sanitaires, venait d’apprendre un nouveau terme qui va désormais hanter tous les consommateurs: le minerai.
Pas de méprise. Le minerai dont il s’agit ici n’a rien d’une roche contenant des minéraux utiles et en proportion suffisamment intéressante pour justifier une quelconque exploitation – chassez donc de vos pensées les images de terrils ou de puits à gisements profonds. Non, le minerai en question est métaphoriquement nommé ainsi car il est soumis à une spéculation digne de n’importe quels matériaux précieux, avec ses circuits de distribution, ses intermédiaires, ses traders et quelques actionnaires s’en mettant plein les poches au passage: la viande!
Déchets. Deux jours plus tard. Notre conseiller avait eu le temps de traquer l’information pour en savoir plus, faisant jouer ses relations interministérielles. Il était tellement écœuré par ce qu’il avait découvert qu’il commença par la conclusion: «C’est de nouveau le procès de la malbouffe qui doit être instruit. Je me doutais bien que la viande micro-ondée n’était pas aussi noble qu’annoncée. Mais là, c’est pire que tout ce que je pouvais imaginer...» Et l’homme nous interpella une fourchette à la main: «Quand tu manges du minerai de viande, ce qui nous arrive à tous, forcément, sais-tu ce que tu manges en réalité? Des déchets, rien que des déchets. Le minerai de viande, c’est un mélange à base de tendons, de nerfs, de tissus graisseux, d’os et de collagène. Écoute-moi bien, l’affaire n’est pas sanitaire, mais philosophique: veut-on un monde du profit pour quelques-uns et du coût bas pour tous les autres, ceux qu’on maintient dans la misère et qui ne peuvent pas faire autrement que de manger de la merde sans même le savoir?» Cette conscience de classes revisitée, comme un retour de flamme, nous fit sourire. Mais le sujet ne s’y prêtait décidément pas. Notre interlocuteur poursuivit: «Mais tu ne sais pas le pire. Ces blocs de déchets, qui représentent entre 10% et 18% de la masse d’un bœuf par exemple, n’ont pas toujours eu de la valeur.» Il ménagea un faux suspense. Puis: «Tu es bien assis? Jusque dans les années 1970, cette matière était considérée comme impropre à la consommation et partait directement à l’équarrissage pour être brûlée. Les industriels n’osaient même pas en faire de la bouffe pour les chiens et les chats ! Maintenant, avec l’apport de la chimie additionnelle, on met un beau logo Picard ou Findus, et ça a tellement belle allure que ça paraît presque bon.»
Low cost. Curieuse façon, n’est-ce pas, d’écrire la chronique mélancolique de l’irréparable, variante du surgissement de l’événement prévisible... Comme si le scandale de la vache folle n’avait pas suffi et qu’une nouvelle machinerie infernale s’était mise en place à l’insu de tous : abattoirs, traders, sociétés commerciales, usines alimentaires, marques généralistes et grande distribution – le tout coiffé par la pub à gogo ingurgitée du matin au soir et vantant les mérites d’une alimentation low cost qui ne respecte rien, ni les hommes, ni les animaux. Côté révolte, notre conseiller technique avait mangé du cheval: «Combien de temps encore allons-nous laisser notre agriculture et nos produits alimentaires aux arbitrages des marchés?» Les coulisses du pouvoir réservent parfois des surprises. Il n’est jamais trop tard.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 février 2013.]