Après le fun et la légèreté de La Cinquième Colonne (malgré son sujet grave à cette période), Hitchcock endosserait presque à son tout ce rôle d'ennemi de l'intérieur, en mettant en péril l'une des valeurs-piliers de la société américaine : la famille. Le péril ne vient plus du coeur du pays, d'un nid d'espions, mais du coeur de la famille. Il n'en est pas moins redoutable, puisque le crime envisagé dans l'Ombre d'Un Doute n'est autre que le meurtre de la fille de sa soeur : le bon tonton Charlie envisage-t'il de tuer sa propre nièce ? En tout cas, Hitchcock s'amuse avec cette hypothèse pour notre plus grand plaisir !
Les facettes d'Hitchcock sont nombreuses, dans l'Ombre d'Un doute ce n'est pas l'aventure ou l'espionnage qui sont ses moteurs, même si le mal vient encore de l'intérieur et qu'une valeur fondamentale est de nouveau attaquée et mise en péril. L'action physique cède ici le pas à une approche davantage psychologique, un jeu de chat et de la souris auquel se livrent les deux Charlie, aux yeux de tous, mais pourtant sans que personne ne le voit ou n'en devine le terrible enjeu ! Menaçant, et même effrayant et cruel par le crime de sang qu'il évoque, L'Ombre d'Un Doute glisse progressivement du bonheur tranquille de l'American Way Of Life vers les sombres recoins de l’âme humaine, et c'est toute la société américaine, dans ses fondations mêmes, qui est de nouveau menacée.
Ca commence doucement, presque "mollement", dans la chaleur du cocon familial, avant de ressentir une très légère gêne, passagère... Puis la sensation survient de nouveau, plus prégnante cette fois, laissant derrière elle un malaise certain... L'admiration pour tonton Charlie se transforme alors en crainte, puis en peur. Le symbole familial aimé de tous serait il en fait tout le contraire de comment il est perçu ? Est-il cet assassin de riches veuves recherché dans tout le pays ? Son prochain crime sera t'il cette fois plus immoral encore, projetant de tuer la fille de sa soeur ? Hitchcock ne fait plus souffler un vent de frisson, venu de l'extérieur, mais il fait surgir la peur de l'intérieur de nous même... L'ennemi n'est plus notre voisin, il est maintenant un proche, invitant d'un seul coup paranoïa et menace dans le dernier refuge où l'on se sentait protégé. L'Ombre d'Un Doute s'amuse génialement à fragiliser le spectateur en lui ôtant progressivement toute possibilité de s'abriter : Hitchcock sadique !
Mise en scène cruelle et géniale, L'Ombre d'Un Doute augmente tout doucement la température pour flirter au final avec l'enfer... Gratuitement presque, mais pour une efficacité maximale, Hitchcock isole l'innocente Charlie pour la rapprocher d'un monstre, et transformer l'amour familial initial en haine et en répulsion. Une fois de plus, Hitchcock met génialement en scène ces instants de révélations, plantant les graines du doute dans l'esprit du spectateur comme une idée improbable, avant qu'elles ne se révèlent malheureusement comme étant l'horrible vérité. Hitchcock, comme aucun autre réalisateur, ne donne si bien l'illusion au spectateur qu'il anticipe chaque virage du film par lui-même, alors qu'il en garde en fait le contrôle total (mécanisme qu'il ne cessera de perfectionner par la suite, jusqu'à sa perfection dans Psychose). On frémit devant l'effroyable vérité, on s'abandonne aux trouvailles de réalisations, on admire la perfection de l'exécution : l'Ombre d'Un Doute est une fine mécanique infiniment plus cruelle, effrayante et déstabilisante que n'importe quel Saw qui serait réussi. On se répète à la rédaction, on s'auto-extasie chaque fois sur cet anglais bonhomme qui transforme une simple petite machine en chef-d'oeuvre d'orfèvrerie, mais Hitchcock est un incroyable magicien : comme toujours, on marche à fond devant une oeuvre cinématographique qui n'arrive pas à vieillir, qui demeure toujours aussi moderne et efficace ! De Hitchcock ou du spectateur, on ne peut dire qui s'amuse le plus... Délicieuse peur...
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