Et si je mettais de la menthe ?
Je coupe au ciseaux quelques feuilles dans le bouquet odorant devant moi, souriant à l’idée que je détestais les herbes vertes jusqu’à il y a peu. Que j’interdisais à maman d’en mettre nulle part. Que je les triais sans vergogne dans mon assiette. Cela me paraissait rajouter des saveurs trop compliquées. On savait jamais, en mettant la fourchée dans sa bouche, à quels
goûts s’attendre. Il pouvait d’ailleurs en arriver un autre vers la fin de la bouchée, en traître. C’était risqué. Non, je préférais manger ce que je connaissais, commander les mêmes plats, j’étais ainsi sûre de ne pas être déçue, disais-je. Mais voilà, je me suis mise à la cuisine, j’ai pris un cours, j’ai laissé la peur au vestiaire et depuis, je me régale. Donc souvent, je raisonne tout en assaisonnant, ce que je n’aime pas, c’est en fait ce que je connais pas. Est-ce que cela arrive aussi que je n’aime pas ce que je connais ? Oui, forcément. J’ai goûté tel plat, je n’aime pas, je suis sortie avec tel garçon, je n’aime pas…. Mais au moins, mon désamour ne s’accompagne plus de la peur de l’inconnu, et alors, peut-être que mon rejet est moins tranché ? Et puis, il y aussi cet autre phénomène qui fait que parfois j’apprends à aimer justement quand j’apprends. Par exemple, le vin : les enfants détestent. Mais en grandissant, ils apprennent à apprécier, ils éduquent leurs papilles et donc, à aimer ce goût de tanin un peu étrange au demeurant. Pareil pour tout : quand je comprends comment cela marche, quand je commence à glaner des détails ici et là, tout d’un coup une absence d’intérêt totale peut se transformer en véritable curiosité. Mon amoureux, qui désespère de mon dédain et de mes lacunes scientifiques, l’a bien compris et me glisse des informations sur ses sujets de prédilection, autant qu’il peut (j’ai la saturation rapide, mais c’est comme un élastique, cela se travaille). Et puis voilà que moi aussi je commence à poser des questions informatiques, à m’intéresser (un peu plus) au comment des choses, et non plus seulement à leur pourquoi, à mieux saisir la valeur de l’artisanat, de la technologie, du bricolage….Ce qui a changé, c’est que j’ai moins peur. Que je me sens moins attaquée. Que ce qui diffère de moi ne me menace plus autant. Que je commence à me connaître et m’apprécier d’avantage. » Il faut bien se connaître », me disait souvent celle qui fût un temps ma maman d’adoption, à propos du couple. » C’est une gageure de vivre ensemble ! » rajoutait-elle toujours en secouant ses boucles blondes. Ces deux phrases m’intriguaient. Déjà le mot gageure, pourquoi gageure ? La sonorité de ce terme que je connaissais sans le connaître me laissait toute chose. Gageure….Du mot gage ? Défi, en somme. Cap ou pas cap, dans Action ou Vérité. Mais aussi les gages d’un domestique… Molière ! Le vaudeville ! Les images circulaient à vive allure dans mon esprit, tout ça pour un seul mot… Et puis après : « Il faut bien se connaître ». Un point d’interrogation venait s’afficher devant mes yeux. C’était intriguant, cette idée, mais j’étais vraiment incapable d’en saisir le sens, prise dans ce brouillard qui s’appelle avoir 20 ans. Pourquoi se connaître soi-même, aussi importante que soit l’injonction de l’oracle, devenait chez ma chère Madame Poppins, comme je l’appelais, le premier des impératifs (« Il faut » !) pour vivre en bonne intelligence ?
8 ans plus tard (est-ce beaucoup ? est-ce peu ? On est pourtant réputés pour être vifs dans la famille), la réponse est limpide : pour ne pas demander à l’autre d’être à ma place. Si je ne sais pas qui je suis, je passe mon temps à guetter ce qui me définira chez l’autre. Ou si je ne deviens pas ce que je suis- on n’est plus à un aphorisme près – alors, il faut qu’il le soit. Et voilà que maintenant, mon narcissisme à peu près colmaté, je n’ai (presque) plus cette exigence.
Il est différent
Ah, l’affreuse chose !
Il est différent
Hors de ma vue, manant !
Il est dif-fé-rent
…….
…….
Bon, d’accord.
Et pourtant, que ce constat fait mal. Que de deuils, que de fantasmes à laisser filer, que de déceptions à laisser passer. On a beau jeu d’être de gauche, d’avoir l’indignation et les droits de l’Homme faciles, ce ne sont que des mots jusqu’au vrai test.
Cette semaine, engoncée dans les couvertures, je regardais un film en pleine après-midi, j’ai le droit, me disais-je rageusement, je suis malade malade, la gorge, les oreilles, la tête, tout part à vau-l’eau, laissez moi tranquille ! Je regardais et puis quelque chose m’a fait penser à lui, je l’ai imaginé debout devant moi, en train de réagir de cette façon que je connais intimement et qui me fait rire. L’image a pirouetté un instant avant de disparaître et je me suis dit, tu vois, cela fait tellement peu de bruit qu’on ne le remarquerait pas, mais l’amour est là.
Il est là, ne t’en fais pas.