Magazine Humeur
Gagner beaucoup d’argent, un dilemme républicain (3/3) – Le système
Publié le 22 mars 2012 par Cambronne @CambronneLondonTrois jours, trois angles de vue sur cette question des hauts revenus qui déchaîne les passions : le mérite, la morale, le système. Un vrai casse-tête pour la République qui promeut la réussite sociale par le mérite tout en luttant contre les inégalités. Sportifs, managers d’entreprises, rentiers, ils représentent une part infime de la population mais leurs revenus suscitent de nombreuses critiques et réactions. Le temps médiatique offre des cris du cœur, des réactions indignées, sans profondeur. Je vous propose une analyse froide et plus complète sur une vraie question de société.
système politico-médiatique aime les coupables, les victimes, et les boucs-émissaires. Cela met le projecteur sur les individus, et oublie d’aborder la question du système – à l’exception des héritiers du marxisme certes. Par système, j’entends notre système politique et économique libéral décliné sous forme de démocratie et d’économie de marché.
L’existence de très hauts revenus dans nos sociétés renvoie avant tout au système du marché. Le travail est un bien/service comme un autre, c'est-à-dire échangé sur un marché, et le prix qui résulte de la rencontre entre l’offre et la demande détermine le niveau de salaire. Le marché du travail est une composante de l’équilibre général des prix censé traduire l’allocation optimale des ressources dans une économie où les marchés sont dits « parfaits ».
Mais le système n’est pas qu’une réalité autonome et opaque, il reflète aussi la croyance ou la foi que la société a dans le mécanisme de marché en général. Le marché est au fond le meilleur moyen, ou le moins mauvais, que nous ayons trouvé pour nous accorder dès qu’il y a échange afin de satisfaire toutes les parties d’une transaction. Pour les salaires c’est la même chose : y a-t-il un meilleur moyen de définir le salaire juste qu’un accord satisfaisant entre cette personne et celui qui a besoin d’elle ? La tension sociale actuelle liée à cette question en est à tout le moins une certaine remise en question.
Considérons d’autres solutions. L’une, avancée pendant la campagne présidentielle actuelle, consisterait à taxer quasi intégralement l’excès de salaire, c'est-à-dire ce qu’il y a au-delà de la limite « acceptable » telle qu’elle aurait été définie par le régulateur. Une autre, aussi à la mode, prévoirait la limitation légale des salaires en fonction d’un écart relatif acceptable entre le salaire minimum et maximum (on parle souvent d’un écart de 1 à 20). Puis on peut imaginer d’autres mesures plus ou moins contraignantes et pleines d’innovation pour limiter les écarts de revenus indécents, et motivées moins par la morale que par la justice, dans la mesure où elles seraient imposées par le législateur dans le but d’améliorer le bien-être social.
Ces solutions rencontrent néanmoins une limite majeure, relevant de la difficulté de définir la « limite acceptable », motivée par les convictions personnelles ou parfois idéologiques : un effet désincitatif. Une trop forte taxation, dans un environnement international compétitif, mène à une fuite des talents et du patrimoine, ainsi qu’à un manque d’attractivité qui résultent in fine en un déficit de capital financier, physique et humain pour un pays, ainsi qu’en un manque à gagner d’impôts. Le risque est grand de voir ce type de mesures détruire au final plus de bien-être social qu’elles n’en créeraient. La capacité du législateur à lutter contre les injustices liées aux niveaux de revenus est fortement limitée par cet effet désincitatif, ce qui laisse penser que nos systèmes libéraux consacrent la possibilité de gagner des salaires sans limite.
Je pense même qu’il s’agit là d’un pilier de notre système, d’une nécessité (d’un mal nécessaire ?), et ce pour deux raisons :
- - Le système politique démocratique tient notamment sa légitimité du système économique libéral qui l’accompagne et qui permet la prospérité économique. Stabilité politique et prospérité économique sont intimement liées, regardez l’Histoire, et le moteur de cette prospérité est la croissance. Or il n’y a pas de croissance sans innovation, et pas d’innovation sans incitation. Et la première des incitations est de permettre à quelqu’un de profiter du fruit de ses idées et de son travail. Mettre des barrières légales contraignantes à la rémunération contribuerait à enrayer cette dynamique. Un système économique en déficit d’innovation est un système en crise, et cela peut aller jusqu’à menacer la stabilité politique d’un pays. Vous allez objecter que la limitation du salaire de Ribéry n’aurait aucun effet sur l’innovation et la croissance, ce en quoi vous auriez raison ; mais imaginez si une telle loi (devant laquelle nous sommes tous égaux) devait s’appliquer à tous, l’effet agrégé ne serait pas sans conséquences, et le manque à gagner en termes d’innovation est facilement identifiable bien que presque impossible à mesurer. C’est cette raison qui explique l’ « effet désincitatif ».
- - Le système libéral, comme son nom l’indique, est fondé sur le principe de liberté, et en posant les fondements de l’égalité devant le droit, et, si possible, de l’égalité des chances, laisse à chacun la liberté de choisir son propre bonheur. La poursuite du bonheur est même un droit inaliénable explicitement formulé dans la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis. Cela laisse à chacun le loisir de définir son propre bonheur, y compris si c’est un bonheur matérialiste, qui consiste à accumuler un maximum de richesses. Au fond, s’ils sont heureux comme ça, tant mieux pour eux, tant qu’ils n’ont volé cet argent à personne. La richesse n’est qu’une forme d’expression de la liberté.
Le système et ses fondements ne peuvent être négligés quant on en vient à aborder la question des très hauts revenus, et il faut prendre garde à ce que des mesures bien intentionnées ne conduisent pas à la lente implosion de notre système politico-économique. Au fond, les deux seules solutions « systémiques » sont les suivantes :
- - Changer le système, bien que toutes les difficultés que cela comporte et les paramètres trop nombreux à prendre compte rendent une telle entreprise certainement irréalisable
- - Utiliser le système à bon escient, en trouvant le niveau d’impôt optimal qui permette une redistribution maximale tout en limitant le plus possible les effets pervers. C’est un choix pragmatique certes, mais peu révolutionnaire. Cela peut consister aussi à lutter contre les « dérives » du système, en renforçant la transparence partout où il y a des hauts revenus en jeu.
Il ne faut pas l’oublier, les très hauts revenus, malgré leurs dimensions symbolique et médiatique importantes, ne sont au fond qu’un phénomène limité qui ne concerne que quelques milliers de personnes dans un pays qui en compte 65 millions. C’est un phénomène que nous devons accepter, tout simplement car la raison d’être de l’Etat ne lui permet pas d’agir à l’encontre du bien-être social pris dans son ensemble. Nous devons recentrer le débat non pas sur combien d’argent est gagné mais sur ce qui est fait de cet argent, afin d’encourager ces nouveaux riches à utiliser cet argent de la manière la plus bénéfique pour la société.
Le phénomène des très hauts revenus est un réel défi pour la République, prise en étau entre les fondements de son système économique et social et la tension sociale qui résulte des inégalités. Je l’ai analysé sous le prisme du mérite, de la morale et du système, mais j’aurais très bien pu leur substituer les trois principes de notre devise Républicaine. Car si la question des hauts revenus est un combat à mort entre la Liberté et l’Egalité, la solution durable à ce dilemme républicain viendra de la Fraternité. Ce débat est sans doute l’occasion de réhabiliter cette valeur républicaine, qui, héritée de l’angélisme révolutionnaire de 89, avait été placée dans un reliquaire, à l’ombre des deux autres. C’est le moment ou jamais de la revaloriser, elle aura un rôle crucial à jouer à l’avenir dans la préservation du lien social.