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Les marchés gouvernent-ils la France ?

Publié le 27 avril 2012 par Cambronne @CambronneLondon

Les marchés. Les méchants marchés. Non pas LE marché, mais bien LES marchés, tels une horde de barbares mystérieux, invisibles mais près à nous submerger de leur nombre et de leur haine qui ne demande qu’à nous détruire. Cela fait plusieurs années que les marchés sont personnifiés : les marchés ont un tempérament, tantôt calmes, tantôt nerveux, mais aussi des sentiments, tantôt déprimés, tantôt euphoriques. Certains lui vouent un culte : les marchés pensent, les marchés disent (et si les marchés pensent et disent que…) ; d’autres les haïssent, dénonçant « la dictature des marchés », incarnation la plus emblématique de cet « ennemi sans visage blabla ». Et il y a ceux qui, comme moi, restent cois. 

Qui sont ces marchés qu’on accuse de vouloir nous gouverner à la place de nos institutions ? Qui sont donc ces marchés que l’on dit en ordre de marche, près à attaquer la France à tout moment ? Car il paraît que les marchés prévoient d’attaquer la France le matin du 7 mai, au lendemain de l’élection présidentielle, surtout si François Hollande est élu. Ils ont déjà frémis ce matin du 23 avril au regard des résultats du premier tour, et cela s’est manifesté par un petit mouvement à la hausse du taux d’intérêt de la dette française. La vaguelette qui annonce le tsunami ?
Ce qu’on appelle les marchés n’est rien d’autres qu’un ensemble d’investisseurs : banques, assurances (par le biais de leur entité de gestion d’actif), fonds divers (fonds de pension, fonds souverains, fonds spéculatifs, fonds mutuels etc.), mais aussi grandes entreprises, et même particuliers. Bref tous ceux qui détiennent l’argent et l’investissent sur les différents marchés, généralement pour le compte de leurs clients (nous par exemple). Le marché d’une dette souveraine telle que celle de la France est grand et très liquide (= n’importe qui vient sur ce marché pour y acheter ou vendre des titres pourra globalement y arriver quand il veut), on peut donc légitimement supposer qu’il rassemble la plupart des catégories d’investisseurs, et ce à travers le monde. Or ils sont tous un peu paniqués depuis qu’ils ont vu de leurs propres yeux que la faillite des Etats européens était une réalité, et que ce qu’ils ont cru pendant longtemps être le fameux « taux sans risque » n’en est en fait pas un. Ce qu’on fait passer pour un complot fomenté par les marchés destiné à mettre à genoux les Etats est en réalité davantage un ensemble de comportements moutonniers d’investisseurs paniqués. Populisme quand tu nous tiens.
Personne ne tient les rênes des marchés. Il existe certainement des investisseurs moins scrupuleux que les autres, mais l’idée qui consiste à faire croire qu’une clique de personnes décide de ce qui se fait sur les marchés dans le but de gouverner à la place des Etats est naturellement une illusion. Les bouc-émissaires, quels qu’ils soient, y compris quand ils sont banquiers, sont rarement, la vraie et unique source de tous les maux. Ce manichéisme est d’autant plus malhonnête que l’importance des marchés de capitaux dans le financement de l’économie et de la dette souveraine est le résultat des politiques de droite comme de gauche depuis trente ans destinées à trouver de nouvelles sources de croissance. L’essor des marchés de capitaux a commencé dans les années 1980, et a grosso modopermis aux investisseurs du monde entier de pouvoir subvenir aux besoins en financement de tous les acteurs économiques à travers le monde. Cela a permis aux grandes entreprises de ne plus dépendre uniquement de leur banque pour financer leurs investissements ; et cela a permis aux Etats de trouver de nouveaux investisseurs prêts à porter leur dette, alors que les deux leviers existant jusqu’à présent étaient le recours à l’épargne nationale (ce qui peut décourager l’investissement privé) et à la planche à billets (génératrice d’inflation). Le développement des marchés financiers a donc été une aubaine pour tout le monde, permettant aux agents économiques de trouver des financements et aux investisseurs d’accroître la diversification de leurs portefeuilles et d’aller chercher les actifs de qualité là où ils se trouvent. Dans un monde où les Trente Glorieuses ont été brutalement interrompues par les deux chocs pétroliers, l’internationalisation croissante des marchés financiers, permise par les nouvelles technologies informatiques, a engendré une nouvelle ère de croissance.
Tout le monde s’est un peu perdu dans cette euphorie générale, où les investisseurs ont arrosé les Etats de liquidités en surestimant la dimension « risk-free » de ces actifs, et où les Etats ont oublié que l’endettement implique contractuellement un remboursement. Et à l’euphorie succède la gueule de bois, la crise de la dette souveraine est la manifestation de ce réveil difficile des Etats qui ont tiré sur la corde de la dette pour limiter la récession de 2008-2009, et des investisseurs devenus subitement plus pointilleux sur la qualité de crédit des émetteurs de dette. La situation actuelle, n’a donc, au fond, rien d’aberrant : il est tout à fait normal qu’un prêteur analyse de près la situation de l’emprunteur avant de lui prêter. Ce qui m’étonne le plus c’est que cela n’a pas été fait plus tôt, alors que tout le monde savait très bien que les dettes publiques servaient à financer le déficit structurel des budgets nationaux, et donc des Etats à terme insolvables. Bref, reculer pour mieux sauter. Et, dans le cas de l’Europe, les Etats sont d’autant plus insolvables qu’ils ont renoncé à utiliser la planche à billets et disposent donc uniquement de leur politique fiscale comme levier d’ajustement.
Pour des raisons purement financières, il serait donc tout à fait normal que les investisseurs irresponsables paient les pots cassés. Ils ont prêté à des agents insolvables et doivent donc assumer les risques de leurs investissements. Comme il est tout à fait normal que dorénavant, ceux-ci rechignent à continuer à gaver des Etats irresponsables. D’où la nécessité, si ce n’est de l’austérité, de maîtriser les dépenses publiques. Cette convergence générale vers des comportements responsables est certainement une chance pour tous, même si les ajustements risquent d’être douloureux à court terme. Mais qu’est ce que l’intérêt général, sinon l’intérêt individuel de tous à long terme ? C’est cet intérêt général que les Etats sont censés préserver, à la différence des gérants de portefeuille qui ne doivent se préoccuper que des intérêts de leurs clients (en théorie). Les gouvernements sont donc les premiers à blâmer dans cette situation.
Gardons à l’esprit que très peu d’investisseurs ont intérêt à ce que la dette française se déprécie, bien au contraire. Presque tous ont intérêt à ce que la France retrouve sa marge de manœuvre financière, dès lors elle continuera à emprunter à taux bas. Mais perpétuer cette tradition de gabegie d’Etat ferait perdre bien plus à la France qu’aux « marchés ». Tout d’abord parce que derrière plus de 30% de la dette française, il y a toujours l’épargne des Français – un défaut les pénaliserait ; ensuite parce que le seul moyen de « s’en sortir » serait de revenir à la monnaie nationale et à l’inflation – ce qui, pour un pays à fort taux d’épargne comme la France, est destructeur ; notre crédibilité internationale, dans tous les domaines, serait fortement endommagée, car un pays qui ne paie pas ses dettes n’est pas considéré comme un pays puissant et digne de confiance ; nos entreprises seraient moins compétitives car le coût du capital serait renchéri du fait de sa corrélation avec le taux d’intérêt de l’Etat ; enfin, l’attractivité de la France en serait durablement affectée. 
Retrouver son indépendance est une intention louable, mais si l’on croit que la retrouver se limite à émettre la monnaie dont nous avons besoin (pour financer un système social structurellement en déficit), nous nous dirigeons vers de graves désillusions. Les marchés ne gouvernent que là où les Etats se sont fourvoyés.

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