La politique politicienne ne m’intéresse pas le moins du monde, et étant donné qu’elle a monopolisé l’actualité ces dernières semaines, cela explique peut-être mon absence prolongée. Néanmoins, au milieu de cette période de transition pour notre chère République où le Président nouvellement élu choisit les symboles qui vont guider son mandat, j’ai été marqué par la polémique lancée sur le choix de Jules Ferry – polémique lancée par son homonyme !
Si je comprends bien, Jules Ferry est un symbole contestable en raison de son racisme, immortalisé par son discours célèbre devant l’Assemblée Nationale, et de son rôle actif dans l’entreprise de colonisation de la deuxième moitié du XIXè siècle. Ce à quoi F. Hollande et ses suiveurs ont tous rétorqué qu’il s’agissait naturellement de rendre hommage au Jules Ferry de l’Education nationale, et non au Jules Ferry colonialiste.
Me concernant, je suis effaré par la manière dont le manichéisme – historique – structure le raisonnement et le comportement aussi bien des acteurs que des détracteurs dans cette affaire. Certes les symboles sont importants et il convient de s’interroger ce qu’ils peuvent véhiculer. Mais le risque est immense de tomber dans l’excès inverse et de contester tout symbole qui ne serait pas tout blanc, voire plus blanc que blanc. C’est le piège dans lequel est tombé M. Luc Ferry en initiant cette polémique, soi-disant philosophe, mais aussi F. Hollande en faisant croire qu’on peut sélectionner ce qui nous arrange dans l’Histoire et en refuser ce qui nous dérange.
Car dans l’Histoire, rien n’est tout noir ou tout blanc, tout est GRIS. Je ne pense pas qu’on puisse distinguer le Jules Ferry de l’école de celui de la colonisation. Je pense personnellement – et cela n’engage que moi – que l’on peut voir en filigrane dans ces deux démarches la conviction d’un irrésistible idéal républicain qui tend à l’universalité. C’est certainement un élan d’une même nature qui a mené à ces deux entreprises, l’une que le temps a finalement bénie, l’autre qu’il a rejetée. Mais il n’y a pas de sens à regarder cet élan par le prisme de notre époque où l’on cherche à aseptiser l’histoire comme l’on verse de la solution hydro-alcoolique sur nos mains. Certains ont dit : prenons plutôt Clemenceau pour symbole ! Mais Clemenceau n’était-il pas connu pour son côté briseur de grèves ? Jaurès alors… Mais qui ose dire que le pacifiste Jaurès n’en était pas moins patriote et s‘apprêtait à voter l’Union Sacrée s’il n’avait été tué quelques jours plus tôt ? Déjà, en 2005, D. de Villepin, Premier Ministre, et J. Chirac, Président de la République, n’avaient pas participé aux commémorations des bicentenaires du sacre de Napoléon et d’Austerlitz, cédant au lobby antiraciste qui y voyait là l’apologie des actes d’un homme ayant rétabli l’esclavage. Aucun symbole ne peut passer le filtre de la machine à laver du politiquement correct. La Révolution ? La terreur et la guerre de Vendée. Le drapeau tricolore ? La Marseillaise ? Les guerres.
Cette volonté d’aseptiser les symboles risque d’engendrer – ou a déjà engendré – une crise nihiliste dans notre pays, où finalement chacun définit ses propres symboles. C’est le premier pas vers le communautarisme et un symptôme du délitement du sentiment national. Une guerre civile est, entre autres, une guerre des symboles. Sans entrer dans une analyse psychanalytique de la nation, je suis persuadé que les pages noires d’une Histoire nationale contribuent autant à forger le sentiment national que les pages les plus glorieuses, notamment parce qu’elles nous permettent aujourd’hui de réaliser à quel point et dans quelle mesure nous souhaitons construire une société meilleure. L’Histoire ne doit pas être un objet de jugement, mais le socle sur lequel une nation, voire le monde, construit son avenir. Les symboles sont le lieu d’une identification, et non le simple souvenir d’une réalité concrète. Ils génèrent un sentiment d’appartenance collective, et se nourrissent par la suite de cet imaginaire collectif. La dimension symbolique du symbole n’est pas statique, elle évolue, s’enrichit, voire se dilue parfois. Prenez par exemple le coq gaulois: il n’est pas devenu symbole parce qu’il représentait la France, mais parce que les Français se sont identifiés à lui au moment où le sentiment national français se construisait. Bref, on ne naît pas symbole, on le devient.
A l’heure où toute action est susceptible d’être filmée, ou toute conversation enregistrée, le moindre mot de travers, même dans un cadre informel, est susceptible de finir sur Youtube ou dans un tribunal. N’importe qui peut être soumis à la vindicte médiatique pour quelques mots malheureux ou politiquement incorrects. Les appareils photos numériques ont multiplié et gravé dans la roche des situations cocasses et délirantes de chacun d’entre nous. Ce phénomène va sans aucun doute contribuer à tuer dans l’œuf les « grands hommes », donc les symboles de demain, car tous traîneront leur « boulet » médiatique issu d’une déclaration ou d’une vidéo malheureuse qu’il est impossible de laisser dans les oubliettes de leur histoire personnelle.
Cela me rappelle le roman de P. Roth intitulé La Tâche, qui raconte la vie d’un éminent professeur d’université licencié de son poste pour avoir qualifié des élèves absents, en voulant faire un bon mot, de spooks (zombies, fantômes), négligeant le sens dérivé à caractère raciste du mot qui peut signifier « négro » ou « bougnoule ». Or ces deux élèves étant noirs, le scandale éclate et aboutit à la révocation du professeur. Ce roman est remarquable en ce qu’il décrit parfaitement – au moment de l’affaire Clinton / Lewinsky – le processus de « purification » qui a traversé l’Amérique à cette période et par lequel tous, guidés par les élites puritaines, ont essayé en vain d’effacer sur eux cette tâche indélébile qui est en réalité la marque de notre simple humanité.
Les symboles ont leur part d’ombre, mais ils sont choisis non pas pour leur perfection, mais en ce qu’ils sont les mieux à-même de guider une nation et ses citoyens à travers l’Histoire. Et dans le cas des Grands Hommes, la sublimation de leur « Grandeur » doit nous rappeler que le point de départ de toute destinée est la condition humaine et sa tâche indélébile.
Vive Jules Ferry, et vive la France.