Magazine Humeur
Les dérives sociales du capitalisme financier
Publié le 11 juillet 2012 par Cambronne @CambronneLondonA l’heure où le débat sur la compétitivité des entreprises fait rage, cela m’intéressait de regarder à nouveau cette série documentaire composée de trois reportages appelée La mise à mort du travail – Comment les logiques de rentabilité pulvérisent les liens sociaux et humains, réalisée par Jean-Pierre Viallet, et diffusée pour la première fois en 2009. Comme son titre l’indique, la série a pour but de démontrer comment le capitalisme financier instrumentalise le travail pour générer toujours plus de bénéfices. Les employés, sous pression permanente de la productivité, sont in fine sacrifiés sur l’autel de la richesse indécente de quelques uns.Le premier reportage, La Destruction, montre comment les méthodes managériales peu scrupuleuses sont de plus en plus utilisées afin d’ « écraser » les employés, les pousser à bout, souvent dans le but de les faire démissionner ou de déclencher la faute susceptible de provoquer leur licenciement. Les cas particuliers pris en exemple concernent des employées d’un magasin Intermarché curieusement licenciées après l’arrivée d’un nouveau management, ou des cadres d’une entreprise de services informatiques victimes de harcèlement moral à partir du jour où ils ont voulu créer une antenne syndicale dans leur entreprise.Le deuxième reportage, L’Aliénation, décortique le processus par lequel les managers manipulent leurs employés en leur faisant croire qu’ils servent au mieux les clients alors que l’objectif n’est que de maximiser le rendement pour l’actionnaire. Le documentaire se passe chez Carglass, où l’on vante le credo du client roi afin d’obtenir le maximum d’efforts, d’énergie, et de productivité des employés.Le dernier reportage, La Dépossession, montre – au travers du groupe Fenwick– comment les travailleurs deviennent les artisans de leur propre destruction, en confiant eux-mêmes à leurs managers et aux divers consultants les outils qui permettront « l’optimisation des process » ou de « la force de vente », et ainsi l’augmentation des cadences de production, voire le licenciement pur et simple des personnels défaillants ou désormais inutiles. Le documentaire nous emmène aussi auprès de l’actionnaire ultime de cette entreprise – acquise sous forme de Leverage Buy-out (LBO) – Henry Kravis, un des fondateurs du fonds d’investissement KKR, qui, grâce à son empire, peut jouir d’une rémunération de plus de 50 000 $ de l’heure.Cette série documentaire a un parti pris affiché. Le message y est clairement communiqué dès le titre, ce qui préserve le spectateur de toute manipulation, et lui permet même de le regarder avec un regard critique dans la mesure où aucune fausse impartialité n’est revendiquée. La vraie valeur du reportage tient à sa dimension de témoignage. Les cas particuliers sont bien abordés dans le reportage et sont malheureusement éloquents sur la réalité des techniques managériales qui se sont développées parallèlement au capitalisme financier. L’accumulation de ces témoignages ne laisse aucun doute sur la véracité des exemples, et la bonne foi des employés observés et interrogés est généralement criante. Si l’on peut regretter parfois quelques saillies incantatoires dont les reportages n’ont pas besoin pour communiquer leur message avec force et conviction, ceux-ci ont le mérite de poser des questions réelles, à savoir celles des conditions de travail dans certains secteurs d’activité ou dans les entreprises appartenant à des fonds de Private Equity. C'est un angle de vue, dans un certain type d'entreprises, qui ne reflète, heureusement pas, la globalité de la réalité du travail en France.La déréglementation des marchés de capitaux, et l’augmentation des échanges commerciaux à partir des années 1980, ont changé la dynamique dans laquelle évoluaient les entreprises françaises, et ont engendré ce qui est appelé dans le reportage le « capitalisme financier », source de tous les maux, et notamment l’évolution de la structure actionnariale des entreprises, où les fonds d’investissements divers, principalement américains, sont de plus en plus présents. Fini le petit entrepreneur qui regarde d’un œil confiant et bienveillant son entreprise grandir, l’heure est dorénavant aux investisseurs contraints par leurs engagements de rendement auprès des retraités américains ou autres investisseurs finaux et qui prennent le contrôle d’entreprises étrangères pour atteindre ces objectifs. Au revoir le paternalisme, bonjour l’optimisation.De ce strict point de vue, les réalisateurs du reportage n’ont pas totalement tort, d’autant plus qu’ils ciblent dans leurs documentaires plusieurs entreprises détenues par des fonds de Private Equity. Le Private Equity, notamment sous sa forme aboutie qu’est le LBO, n’est pas la forme la plus aboutie de la finance responsable et solidaire, surtout à court terme : acheter une entreprise dont on a décelé un potentiel certain par le biais d’une société holding prévue à cet effet et que l’on endette pour cela, optimiser cette entreprise, en utiliser le cash généré pour rembourser la dette, la revendre quand la valeur est haute, et garder tout l’argent de cette revente pour soi et ses investisseurs. Imparable sur le papier, ou dirais-je, sur un spreadsheet. Beaucoup plus complexe dans la réalité. What ifl’entreprise n’est pas aussi performante que prévu ? On la revend en lui laissant une dette colossale sur le dos, dont elle devra en plus payer les intérêts. Bref on la tue.Cependant, cela n’est qu’une facette du problème. La France était bien contente lorsque ces fonds sont venus investir dans le pays. De l’argent frais, chouette, ca va créer des emplois, surtout lorsque les perspectives économiques n’étaient pas trop mal. D’ailleurs, à terme, je ne connais pas de statistiques sur l’impact global du Private Equitysur l’emploi, mais il n’a peut-être pas été aussi destructeur que ça. LE grand exemple de LBO réussi en France est Yoplait, entreprise au ras de la faillite qui a été rachetée par un fonds. Certes, au début, cela a engendré des licenciements etc., mais l’entreprise a été transformée en bête de compétition profitable qui s’est ensuite remise à créer des emplois. Mais si l’impact global sur l’emploi est mitigé, l’impact sur les conditions de travail est lui sans appel. Derrière le mot « optimisation » se cache une réalité généralement pénible pour les salariés qui, pour la plupart et de manière tout à fait légitime, cherchent à accomplir leur tâche professionnelle dans le simple but de gagner leur vie. Particulièrement dans nos société fortement tertiarisées, les gains de productivité sont limités et sont difficilement atteignables par de nouvelles innovations technologiques ou par des investissements supplémentaires en capital. Ces deux composantes ne peuvent empêcher une augmentation des cadences des salariés, et ses conséquences sur leur santé (et de fait sur la Sécu !).Si cette conclusion entraîne les réalisateurs du reportage à actionner le klaxon du « c-était-mieux-avant », je ne peux m’empêcher de déceler une contradiction majeure dans leurs films, dans la mesure où ils présentent en parallèle l’évolution de l’organisation du travail depuis le taylorisme, auquel a ensuite succédé le fordisme. Ces deux formes de modèle organisationnel sont, sauf erreur de ma part, une avancée plus marquée du point de vue managérial que social. Même si l’avènement du fordisme était accompagné d’une forme de paternalisme et d’une idée progressiste de l’ouvrier consommateur (et donc payé le double du salaire moyen), les images de travail à la chaîne immortalisé par Charlie Chaplin dans Les Temps modernesnous confortent dans notre première idée. En fait, le temps éminemment regretté est celui des Trente Glorieuses, le temps du capitalisme « managerial », où les actionnaires n’imposaient pas une logique de rentabilité permanente et où l’économie, partie de très bas, était tirée tout d’abord par la reconstruction post-Deuxième Guerre, puis par le développement de la consommation de masse. C’était aussi le temps – point éludé dans le reportage – où nos entreprises ne faisaient pas encore face à une très forte compétition, notamment provenant des pays dits « émergents ». Je doute qu’à cette époque l’on mesurât la « chance » de vivre dans ce système capitaliste à papa agrémenté d’un Etat-providence en pleine expansion, dans la mesure où le vrai danger pour la société était moins de nature économique que directement lié aux blindés soviétiques massés aux portes de l’Europe occidentale. Mais s’il était déjà dans la nature du système de créer un sentiment de permanente insatisfaction et d’aller chercher toujours plus loin la croissance et les marges, c’est aujourd’hui que nous en mesurons les conséquences sociales. Sommes-nous ainsi prisonniers du dilemme qui consisterait à devoir choisir entre un système économique où les employés sont réduits à leur seule fonction de facteur de production, ou la Révolution ? Je ne pense pas, car nous ne devons pas oublier que la situation résulte de choix que nos gouvernants ont fait par le passé, et qui ont notamment consisté à ouvrir le capital de nos entreprises aux fonds étrangers au détriment de la mobilisation de l’épargne nationale dans le financement de ces mêmes entreprises. Et de ce point de vue, il n’est jamais trop tard pour redéfinir les règles du jeu.