Le "droit de cuissage" ne serait qu’une légende créée de toute pièce par l’historien Jules Michelet. Il aura malgré tout fort bien décrit le monde médiéval en général et la situation des serfs en particulier, taillables et corvéables à merci. Les historiens contemporains estiment qu’il n’en est plus rien de nos jours. C’est méconnaître la dure réalité de la vie du jardiner. Comme chacun a pu le constater la nuit passée, la lune est, sous nos latitudes, à la fois descendante et en phase croissante. Ses injonctions sont donc sans équivoques et les besognes à accomplir au jardin en ce jeudi 21 février de l’an de grâce 2013 du calendrier grégorien clairement définies : a) récolter les choux fleurs, les choux frise, les choux de Bruxelles, les choux pommes, les choux brocolis, les poireaux, la mâche, les topinambours et les panais et b) élaguer les haies, émonder les arbres autres que les fruitiers et tailler les buissons. Le soleil s’étant levé ce matin à 7h47mn et devant se coucher ce soir à 18h28mn, il ne reste à l’infortuné tâcheron que onze petites heures pour s’acquitter de tout ce labeur. Or il faut savoir qu’un certain nombre d’obligations lui incombent avant même qu’il ne chausse ses bottes de caoutchouc et qu’il n’endosse sa vieille veste de grossière toile bleue. Debout avec le jour, il ne saurait négliger son bol de chocolat chaud et sa tartine de pain agrémentée d’une belle couche de beurre salé et de confiture de rhubarbe (on n’est pas d’origine paysanne et normande pour rien !). Il ranime ensuite les braises de sa cheminée et donne sa pâtée à son chat-donné, César. Puis il compatit avec les meilleurs journalistes de la Radio Nationale à l’évocation des mauvaises nouvelles du monde. A ̀8h35mn, il se concentre sur les commentaires surréalistes de l’invité politique du jour spécialiste reconnu de la langue de bois. A partir de 9h15 (il faut laisser du temps aux secrétaires pour s’asseoir devant leur bureau) il consulte sa "boite mails" sur son ordinateur et constate que son éditeur a programmé la sortie de son prochain bouquin pour septembre. Si aucune visite inopinée ne vient ralentir ses ardeurs, il franchira la clôture qui protège son potager des incartades des sangliers qui pullulent dans les bois environnants lorsque les cloches de l’église du village sonneront tierce. Le temps de s’apercevoir qu’il a oublié de se munir de la cagette de châtaignier achetée à l’automne dernier à l’ultime feuillardier encore en activité dans la région pour d’y déposer sa récolte et il entendra le facteur le héler désespérément depuis sa voiture jaune. L’homme est de joyeuse compagnie et toujours de bon service ; mais il souffre en permanence d’un terrible lumbago qui l’empêcherait justement ce jeudi 21 février de sortir de son véhicule. Notre jardinier devra donc abandonner l’arrachage à peine commencé des légumes racines désignés par le calendrier lunaire et accourir. Il ne lui sera pas facile d’écourter les lamentations du préposé qui lui tendra, l’œil rigolard et le sourire en coin, un avis personnel adressé par le Centre des Impôts. Éviter absolument de lui offrir un bon grog avec un peu d’eau chaude pour le réconforter car il risquerait de recouvrer des forces et d’accepter. Le remercier au contraire chaleureusement de sa démarche, amorcer une prudente marche arrière sous le prétexte de lui laisser du champ pour sa manœuvre de demi-tour et le saluer de nouveau dans l’espoir de le voir partir. Car, dans quelques minutes, les cloches de l’église annonceront la onzième heure et signaleront ainsi à la vallée tout entière que rien encore n’a été réalisé de la longue liste ci-dessus répertoriée. Taillable et corvéable à merci, vous dis-je, c’est de nos jours encore, le sort cruel et misérable du jardinier des champs. (©Roland Bosquet)
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