Loin des caricatures habituellement véhiculées dans les médias, Benoît XVI
fut un apôtre de la raison et un humble qui n’a jamais prétendu autre chose que son caractère humain.
Depuis la démission du pape Benoît XVI, ou plutôt, sa renonciation, annoncée le 11 février 2013, on a parlé, avec une pointe de surprise positive, de désacralisation de la fonction.
De droit divin ?
Le luxe apparent du Vatican, la distance ordinaire que le pape a avec les fidèles, sa protection qui nécessite des cloisons blindées entre lui et ceux qui l'accueillent au cours de ses voyages,
la différence de génération entre un vieillard et des pays où la jeunesse explose la démographie, beaucoup d'éléments concourent à ce que le pape soit considéré comme une personnalité à part, un
peu spéciale, un peu divine.
En fait, jamais le pape, les papes, lui et ses prédécesseurs, ne se sont sentis autrement que des hommes.
Jean-Paul II aussi avait désacralisé et humanisé la fonction. Élu assez jeune, à 58 ans, le 16 octobre
1978, il n’hésitait pas à se montrer sportif, s’occupant de son corps, à faire du ski ou à faire quelques longueurs de natation dans la piscine qu’il avait fait construire dans sa résidence
d’été.
Grand communicant, ancien acteur de théâtre, Jean-Paul II a été un politique fin et avisé ; par exemple, lors
du 1500e anniversaire du baptême de
Clovis, le 22 septembre 1996 à Reims, où il a évité de froisser la susceptibilité laïque de la France qu’on disait "fille aînée de l’Église".
Choisir le moment
La différence entre Jean-Paul II et Benoît XVI, c’est que Jean-Paul II, malgré l’épuisement et la maladie, a
toujours considéré que c’était son devoir de rester pape (on a aussi parlé souvent de démission à son sujet), que seul Dieu pourrait le délivrer, que Lui seul pouvait décider de la date de
l’arrêt de ses souffrances.
En aparté, rappelons que Jean-Paul II aurait pu vivre un peu plus longtemps s’il n’avait pas refusé d’être
soigné dans ses derniers jours. Il a préféré laisser faire la Nature, sans acharnement thérapeutique, ce qui peut d’ailleurs être la clef comportementale sur la fin de vie (François
Mitterrand avait d’ailleurs adopté à peu près la même attitude).
Benoît XVI, au
contraire de l’image caricaturale et faussée qu’il a laissée dans les médias par sa grande culture et sa posture très intellectuelle et intériorisée, est paradoxalement bien plus humain, plus
simple et plus pragmatique que son prédécesseur. Gregory Joseph Burke, conseiller en communication de la Secrétairie d’État au Vatican, parle même du pape sortant comme d’un "communicant génial",
un "amoureux du Christ" et un "apôtre de la joie" : « Ce qu’on retiendra de Benoît XVI, c’est la joie ! ».
Ce vieux pape a dû longtemps se dire qu’il devait avoir le courage d’aller jusqu’au bout même s’il avait déjà
laissé entendre qu’une renonciation était tout à fait envisageable. Il est surtout pragmatique et lucide, sachant qu’à presque 86 ans, lui-même n’aurait pas la force de faire évoluer l’Église. Et
justement, ses dernières paroles de pape ont été de proposer un nouveau concile pour le renouveau de l’Église.
Un testament en forme d’espoir pour l’avenir
Comme un Président de la République française arrivé en fin de mandat faisant le bilan d’un pays en proie aux difficultés, on pourrait se demander : mais pourquoi le pape ne l’a-t-il pas proposé au début de son pontificat ? Peut-être qu’à 78
ans, au moment de son élection, Benoît XVI ne se voyait déjà pas capable de mener à bien cette vaste entreprise. Après tout, Jean XXIII, élu déjà âgé, à presque 77 ans, le 28 octobre 1958, avait
été considéré comme un conservateur de transition après le long pontificat de Pie XII, et c’est pourtant lui qui initia le concile Vatican II.
Benoît XVI est plus humble et plus modeste. Il sait que le renouveau passera forcément par un homme plus
jeune, ou plutôt, plus solide, capable de mener beaucoup de rencontres et de voyages à un rythme très dense, qui aura du temps devant lui, de l’énergie. D’ailleurs, Benoît XVI avait hésité à son
élection, le 19 avril 2005, à accepter la lourde charge que ses amis cardinaux lui avaient imposée. À la mort de Jean-Paul II, il souhaitait sagement se retirer et prendre sa retraite.
À cette annonce de retrait, il y a eu dans les commentaires de certains médias quelques affirmations qui
m’agacent énormément. Il y en a deux en particulier.
Conservateur ?
La première, c’est de chercher à coller sur Benoît XVI de fausses images par simple ignorance de la réalité
ou par simple paresse intellectuelle (les clichés ont toujours la vie dure, cette phrase est elle-même un cliché !). On a dit par exemple que le pape était un conservateur.
Rappelons que Josef Ratzinger fut l’un des prélats (il n’était pas encore cardinal mais déjà théologien) les
plus dynamiques de Vatican II, qui a fait pencher le concile du côté du renouveau. Mais ses longues fonctions de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi entre le 25 novembre 1981 et
le 13 mai 2005 ne pouvaient que le faire passer pour le gardien du temple des dogmes de l’Église (c’était son rôle).
Concilier la raison et la foi
Pourtant, loin de l’image très caricaturale d’un homme terriblement éloigné des réalités du monde, Benoît XVI
a été avant tout un penseur bien en phase et aux prises avec les réalités d’aujourd’hui. Il a toujours affirmé avec force que la raison et la science, loin d’être des ennemies de la foi, devaient
au contraire être mises en avant pour résoudre les problèmes du monde. La foi et la raison ne sont pas antagonistes, ne sont pas incompatibles, mais elles sont au contraire indissociables car
complémentaires.
Cette raison humaine participe à la recherche de la vérité. Dans un important discours où il condamna fermement toute violence exercée au nom de la religion, Benoît XVI expliqua le 12 septembre 2006 à
l’Université de Regensburg (Ratisbonne), où il enseigna : « La foi de l’Église s’est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre
son Esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une vraie analogie. ». Le 20 septembre 2006, il précisa place Saint-Pierre de Rome : « À partir de ce que [l’empereur byzantin] Manuel Paléologue dit (…) de positif sur la raison qui doit présider à la transmission de la foi, je désirais
expliquer que ce ne sont pas la religion et la violence qui vont de pair, mais bien la religion et la raison. ».
Dans son allocution prévue lors sa rencontre avec les
étudiants de l’Université La Sapienza de Rome le 17 janvier 2008 (mais finalement annulée deux jours avant), il avait également voulu insister sur l’autonomie de la raison et de la foi,
ajoutant : « Le pape, précisément comme pasteur de sa communauté, est également devenu toujours plus une voie de la raison éthique de
l’humanité. ».
Il articulait sa réflexion ainsi : « Je dirais que l'idée de saint Thomas sur le rapport entre philosophie et théologie pourrait être exprimée dans la formule trouvée par le Concile de Chalcédoine pour la
christologie: philosophie et théologie doivent entretenir entre elles des relations "sans confusion et sans séparation". "Sans confusion" signifie que chacune des
deux doit conserver son identité. La philosophie doit rester véritablement une recherche de la raison dans sa liberté et dans sa responsabilité; elle doit voir ses limites et précisément ainsi sa
grandeur et son étendue. La théologie doit continuer à puiser dans un trésor de connaissance qu'elle n'a pas inventée elle-même, qui la dépasse toujours et qui, ne pouvant jamais totalement
s'épuiser dans la réflexion, engage précisément pour cela toujours de nouveau la pensée. ».
Du reste, c’était aussi ce que proclamait son prédécesseur Jean-Paul II dans l’encyclique "Fides et ratio" du
14 septembre 1998 : « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la
vérité. » et Jean-Paul II mettait en garde à l’instar de Rabelais (« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. ») :
« Certains hommes de science, privés de tout repère éthique, risquent de ne plus avoir comme centre d’intérêt la personne et l’ensemble de sa vie. De
plus, certains d’entre eux, conscients des potentialités intérieures au progrès technologique, ne semblent céder plus qu’à la logique du marché, à la tentation d’un pouvoir démiurgique sur la
nature et sur l’être humain lui-même. ».
Henri Tincq a le mieux résumé cette pensée de Benoît XVI dans "Le Monde" du 12 février 2013 : « L’articulation entre la révélation biblique et la raison grecque a été déterminante dans tous ses enseignements. C’est elle qui a inspiré l’encyclique "Fides
et ratio" de Jean-Paul II (1998) ou le fameux discours de Benoît XVI à Ratisbonne (2006), dont ne sera retenue que la citation historique violemment critique envers l’islam. Ce pape mettait en
garde l’homme contre tout asservissement de la foi à la raison d’État et de la raison d’État à une foi. En ce sens, il entendait prémunir le monde contre toute forme
d’extrémisme. ».
Henri Tincq rappelait d’ailleurs cette différence entre les deux derniers papes : « Ratzinger n’est
pas un philosophe ou un moraliste comme l’était Jean-Paul II (…). Lui est d’abord un théologien, convaincu que sa discipline est au-dessus de la philosophie. ».
Infaillible ?
Autre assertion de certains médias qui m’agace également, venant de ceux qui cherchent à critiquer sans
finesse l’Église, c’est d’évoquer la prétention d’un pape infaillible.
Eh non ! Le pape n’a jamais prétendu être infaillible. Il n’est qu’un homme, et comme tout homme, il a
sa part d’erreur, de faille, de doute, de peur, de fragilité, d’incertitude, de mauvaise conscience, d’hésitation…
Le dogme de l’infaillibilité pontificale ne date que du concile Vatican I, voté le 18 juillet 1870 dans la
constitution apostolique "Pastor Aeternus" : « Le Pontife romain, lorsqu'il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsque,
remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu'une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par toute
l'Église, jouit, par l'assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que fût pourvue son Église, lorsqu'elle définit la
doctrine sur la foi et les moeurs. Par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l'Église. Si quelqu'un, ce qu'à Dieu ne plaise, avait la présomption de contredire notre définition, qu'il soit anathème. ».
Il a été précisé dans la constitution apostolique "Lumen gentium" du 21 novembre 1964 adoptée au concile Vatican II : « Le Pontife
romain, chef du collège des évêques, jouit, du fait même de sa charge, de cette infaillibilité quand, en tant que pasteur et docteur suprême de tous les fidèles, et chargé de confirmer ses frères
dans la foi, il proclame, par un acte définitif, un point de doctrine touchant la foi et les mœurs. ».
Ce dogme avait fait l’objet de sept mois d’âpres discussions théologiques en 1870. Donc, il est très récent,
inventé de toute pièce par les hommes en un temps et en un lieu donnés, contestée par certains évêques présents au concile, comme le futur cardinal britannique John Henry Newman, béatifié le 19
septembre 2010 par Benoît XVI, et par l’évêque d’Orléans, Mgr Félix Dupanloup, également théologien et futur député.
Ce n’était sans doute pas très pertinent intellectuellement et assez prétentieux moralement. Il faut aussi se
remettre dans le contexte historique où l’anticléricalisme gagnait en Europe en pleine recomposition (unification de l’Allemagne, unification de l’Italie, disparition des États de l’Église, chute
de Napoléon III et du Second empire français etc.).
Un seul usage de ce dogme de primauté en un siècle et demi
Cette infaillibilité pontificale, c’était, disons, une sorte de joker que le pape pourrait brandir pour mieux
asseoir son autorité au moment où sa puissance temporelle s’effondrait, ne laissant que son influence spirituelle. Un joker pour qu’un dogme ne puisse plus être remis en cause, qu’il ait valeur
définitive, que ceux qui s’y opposeraient se mettraient alors en dehors de l’Église…
Or, cette "arme de dissuasion papale", cette infaillibilité, elle n’a été utilisée qu’une seule fois depuis
143 ans. Pour un seul dogme, celui de l’Assomption de la Vierge Marie, par le pape Pie XII dans la constitution apostolique "Munificentissimus Deus" du 1er novembre 1950 à la suite
d’un débat théologique et de millions de demandes de fidèles formulées depuis la définition du dogme de l’Immaculée Conception par la bulle de Pie IX "Ineffabilis Deus" du 8 décembre 1854 :
« Nous affirmons, Nous déclarons et Nous définissons comme un dogme divinement révélé que l’Immaculée Mère de Dieu, Marie toujours vierge, après
avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée corps et âme à la vie céleste. ». On y croit ou on n’y croit pas. La raison n’y a pas sa place. Argument d’autorité.
Jean-Paul II lui-même n’a jamais utilisé cette "commodité" intellectuelle pour quoi que ce soit (pas même sur
l’avortement ni l’euthanasie dans son encyclique "Evangelium vitae" du 25 mars 1995) et Benoît XVI, dont
l’humilité est immense, non plus.
L’infaillibilité pontificale n’est qu’un argument d’autorité, critiquable effectivement dans un monde moderne
éclairé par la science et la raison, et des papes réfléchis et intellectuels n’ont pas de raison de s’en servir. Pie IX, qui fut le recordman de la longévité pontificale après saint Pierre (du 16
juin 1846 au 7 février 1878, trente et un ans et demi), avait été un pape particulièrement réactionnaire et antirépublicain (son successeur Léon XIII fut au contraire à l’origine de la doctrine
sociale de l’Église).
Humilité et simplicité
Le pape infaillible ? Non, au contraire, le pape est un humble, conscient de ses responsabilités
spirituelles, et surtout, conscient de ses limites. Conscient que seule, l’élection d’un nouveau pape, plus jeune et dynamique, pourrait faire avancer l’Église, lui permettre de répondre aux
nombreux défis qui l’attendent : l’économie globalisée (le discours est très progressiste, où l’humain prime sur les intérêts financiers), les enjeux éthiques des progrès scientifiques (où une réflexion plus approfondie est nécessaire pour bien prendre en
compte tous les aspects de ces thèmes), l’humain dans son environnement (en cas de conflit, faut-il vraiment avantager l’environnement à long terme sur l’humain à court terme ?), la paix des
peuples, la rencontre avec les autres religions, etc.
Sur le départ
Le mercredi 27 février 2013 dans la matinée, Benoît XVI prononcera sa dernière allocution aux fidèles réunis
place Saint-Pierre de Rome. Le lendemain à 20h00, il partira en retraite définitivement. On ne l’entendra plus. Son successeur aura d’immenses responsabilités. Il devrait être élu avant Pâques,
soit avant le 31 mars 2013. Je ne doute pas qu’il sera aussi humble que son prédécesseur. Quant à son infaillibilité, elle demeurera dans les vieux placards du siècle passé.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (21 février 2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La renonciation de Benoît XVI.
50
ans après Vatican II, la nécessité d’un nouvel aggiornamento.
Benoît XVI et le préservatif : premier pas
(22/11/2010).
Jean-Paul II : N’ayez pas peur… de pardonner !
Le
pape Benoît XVI à Paris : une foule inattendue aux Invalides (15/09/2008).
Expérimentation sur l’embryon humain.
La
Passion du Christ : petites réflexions périphériques.
Caritas in Veritate (2009) par Benoît XVI.
Spe Salvi (2007) par Benoît XVI.
Deus Caritas Est (2005) par Benoît XVI.