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Duetto de Kaplan décapant percutant

Par Christian Tortel

Duetto5, lire Duetto puissance 5, c’est-à-dire qu’on aurait dû se méfier : ça démarre dans les coursives avec un jeune vidéaste et elles deux qui pouffent. Très vite, elles occupent la scène et regardent le public dans les yeux. Les lumières de la salle ne sont pas encore éteintes. On n’a pas le temps de contempler la cuisine fixée au mur du fond, verticalement.

Aussitôt les mots percutent et vous décapent. C’est du Kaplan comme on l’aime : bref et tendu comme un fil, vif comme un flux à haute pression, haute précision. Kaplan c’est la haute couture du mot qui claque.

Des mots qui se répètent et qui vous pètent au visage : L’angoise m’angoisse par exemple, un cours texte dit façon cataracte, une femme prise du côté d’Ikea entre vis et boulons, et qui, ” tout d’un coup / je me suis sentie éparpillée / jetée dispersée éparpillée / en vis et en boulons / j’étais les petites vis / fines / j’étais les gros boulons / ronds / etc. “

Kaplan dénonce la consommation et ce qu’elle fait à la femme, dans la femme, autour de la femme. C’est jamais consumériste ou féminsite, mais ça vous emporte, ça vous porte. ” On est dans la société du bonheur et on est malheureux “, dit-elle dans La femme du magazine.

Frédérique Loliée et Elise Vigier ont du talent, du chien, et une espèce d’élégance du verbe rapide, du speed-speaking. Elles passent le texte de Kaplan comme une chose sérieuse, drôle, agaçante, limite burlesque, tentation du pire, élucubrante. De son projet, Leslie Kaplan écrit (on cite tout, tellement c’est juste, et qui a dit qu’un blog doit être bref ?) :

Deux femmes, mais « femme » n’est pas une catégorie ni un genre, c’est un point d’appui, concret, matériel, pour faire passer, faire circuler, des mots, des objets, des questions, des émotions. Ce qui circule, c’est l’abondance, tout ce surplus de la société, tout ce qu’on consomme, nourriture, sexe, spectacle, ce qu’on mange, ce qu’on se met, dans la tête, sur le corps, tous ces mots en trop, toute cette bêtise, toute cette pauvreté, toute cette absence, de quoi, de sens, de but, de liens, de rapports, de sentiments, toute cette présence en creux, tout ce vide qui déborde. « No ideas but in things », disait William Carlos Williams, pas d’idées si ce n’est dans des choses, ici on pense avec des choses concrètes, des mots concrets, en situation et en dialogue, et le théâtre vient de cette façon. Le théâtre : une forme d’étonnement, l’étonnement de proférer des mots et des phrases, de les lancer devant soi et de les sentir voler, toucher, rebondir, l’étonnement devant le langage et ce qu’il y a dessous, devant la vie en somme, toute ma vie comme il est dit.

C’est jouer aussi vite que c’est écrit. Mais comme c’est bien écrit et que les comédiennes bourlinguent avec Kaplan depuis la création du Théâtre des Lucioles , ce collectif d’acteurs qu’elles ont fondé, et bien ” c’est vite dit bien dit “.

Elles ont fait ensemble, en 1994, L’Excès-L’Usine (en atelier à la prison des femmes de Rennes) ; en 1996 Depuis maintenant, adaptation du roman et mise en scène de Frédérique Loliée qui, la même année, mène avec Leslie Kaplan plusieurs ateliers d’écriture à Saint-Denis et à la Maison d’arrêt d’Avignon. Par la suite, Leslie Kaplan adapte L’Inondation de Zamiatine, mis en scène par Elise Vigier.

Toute ma vie (l’un des huit ” texticules “, comme dirait Queneau), a été écrit au fil du site Inventaire/Invention .

Toute ma vie j’ai été une femme (…)

si tu dis cette phrase

on ne peut pas te comprendre (…)

c’est vrai

je ne me comprends pas moi-même

toute ma vie j’ai été une femme

cette phrase est immense

(…) cette phrase a tellement de potentiel

de possible

cette phrase recèle

je dis bien : recèle

tellement d’autres phrases

oui

mais

moulinex libère la femme

(…)

je te laisse

tu es trop bornée

moi je suis devant une phrase immense

immense

toute ma vie j’ai été une femme

(… arrive après

:)

tous les petits légumes sont respectés dans leur diversité, etc.

Et Duetto, pourquoi Duetto ? Oui ” Duetto ” c’est ” duel ” en italien. Bien. Mais sans doute aussi parce que les mots se battent en duel, duel auquel les spectateurs assistent dans Les mots et les choses :

ah la culture

quand j’entends le mot culture

je sors mon revolver

quand j’entends le mot culture

je sors mon carnet de chèque.

Duetto5 ” Toute ma vie j’ai été une femme “, dans le cadre du Festival Jeune Création, Maison de la poésie de Paris (dernière le 13 avril). Textes inédits de Leslie Kaplan et extraits de textes de Rodrigo Garcia, conception et jeu Elise Vigier et Frédérique Loliée. Une production du Théâtre des Lucioles, sis à Rennes.
Frédérique Loliée et Elise Vigier ont suivi la formation de l’Ecole du Théâtre National de Bretagne (1991-1994). Elles travaillent avec Didier-Geoges Gabily, Claude Régy, Robert Cantarella, Christian Colin, Matthias Langhoff…


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