Lire le livre
de Mireille Gansel, Traduire comme
transhumer, uniquement comme un essai sur la traduction, ce qu’il est aussi
et de façon magistrale, serait trop réducteur.
C’est bien plus le livre d’une vie, centrée certes sur la traduction mais pour laquelle
traduire, c’est surtout comprendre en profondeur la démarche de quelques-uns et
pourquoi et comment ils écrivent ou écrivirent ; c’est chercher comment donner
le plus juste écho à leur exigence et à leur travail mais aussi creuser ses
propres champs de préoccupations, autour des thèmes majeurs de l’exil et de la
langue.
Sans doute parce que, même si le livre reste profondément discret, l’expérience
fondatrice fut l’exil, l’extermination et le destin d’une famille juive, venue
à la fois de Galicie et de Moravie, au travers desquels vont être comme
traversées par les traductions à venir, plusieurs tragédies du XXème siècle.
Le livre ouvre sur une scène initiatique où le père lit à ses enfants puis
traduit une lettre venue de Hongrie. Premier contact avec les mots d’une langue
inconnue, premier questionnement : comment fait-on pour dire dans sa
langue maternelle ces mots étrangers et tellement fascinants ?
Mireille Gansel évoque ensuite sa décision d’apprendre l’allemand, alors qu’elle
était enfant et certains de ses échanges avec les rares survivants de sa
famille. Un allemand dont elle va découvrir progressivement qu’il est « langue
sans territoire et sans frontières » comme celle d’ Imre Kertesz ou Aharon
Appelfeld qu’elle cite à plusieurs reprises.
Le livre est construit de façon très simple, d’étape en étape, sur le chemin de
ce double apprentissage, apprentissage de la langue puis rencontres décisives
avec ceux qu’elle allait traduire.
Ce qui frappe, c’est l’élan profond, très stable sur des années et des années,
qui est à l’origine de ce geste de
traduire.
Ce qui frappe aussi au fur et à mesure qu’on lit des expériences pourtant aux
antipodes (y compris géographiquement !), c’est la cohérence de la
démarche, une cohérence non pas voulue a priori mais que les rencontres, qui
sont tout sauf des hasards, ont forgée petit à petit.
Première rencontre marquante, celle avec un germaniste âgé, Robert Minder qui
lui fait découvrir Brecht. Vient ensuite la rencontre décisive avec le poète
Reiner Kunze, dont elle fait la connaissance du temps où il vivait encore, avec
son épouse, en RDA. Puis c’est le long épisode vietnamien et les années passées
dans ce pays, pour apprendre la langue puis traduire plusieurs poètes. Au
retour, Kunze toujours puis à partir des années 90, toute l’œuvre poétique de
Nelly Sachs et sa correspondance avec Paul Celan et plus près de nous encore,
la traduction intégrale de l’œuvre d’une jeune ethnologue assassinée par les
nazis, Eugénie Goldstern.
Ces différentes étapes font l’objet d’autant de brefs chapitres qui reposent
pour l’essentiel sur la rencontre de l’autre, au travers de son œuvre et aussi
de sa langue.
Car les considérations qui peuvent parler à celui qui est engagé dans un
travail de traduction comme à celui qui s’intéresse à la langue et
singulièrement à la langue allemande, sont nombreuses et précieuses, mais elles
ne sont jamais le cœur du sujet. Et ne sont jamais techniques et en ce sens
susceptibles de détourner le lecteur qui ne serait pas germaniste ou
traducteur. Le cœur du sujet, c’est l’autre dans son altérité, et c’est le
désir de le donner à lire dans sa langue à soi, en respectant au mieux sa
singularité.
Mireille Gansel le dit à la toute fin du livre, ajoutant que c’est sans doute
sa plus essentielle leçon de traduction : « l’étranger ce n’est pas l’autre,
c’est moi, moi qui ai tout à apprendre, à comprendre de lui. »
[Florence Trocmé]
Ce livre a fait aussi l’objet d’un « journal de lecture » dans mon
site plus personnel, le Flotoir. On
peut télécharger un document reprenant les différentes étapes de cette lecture
plus détaillée :
Téléchargement Journal de lecture de Traduire comme transhumer de Mireille Gansel
Mireille Gansel, Traduire comme
transhumer, préface de Jean-Claude Duclos, Calligrammes Bernard Guillemot,
2012.
Voir aussi sur le site de l’éditeur,
avec de belles photos de transhumance et des extraits de la préface.