Morceaux choisis - Jacques Jouet/Zeina Abirached

Par Claude_amstutz

Agatha de Win'theuil venait de changer de nom. Comme à son habitude, à peine franchissait-elle la frontière d'une ville toute nouvelle, qu'elle prenait le nom de celle-ci. Aujourd'hui, Agatha de Win'theuil n'était plus Agatha de Win'theuil. Elle était Agatha de Beyrouth!

Agatha de Beyrouth ressemblait à Agatha de Win'theuil comme deux gouttes d'eau, c'est-à-dire comme une goutte d'eau ressemble à une goutte d'eau, ou comme une goutte de vin ressemble à une goutte de vin: pour l'oeil comme pour le goût, aussi parfaite l'une que l'autre. 

Agatha de Beyrouth n'avait pas mégoté sur son habillement du jour. Comme le printemps était arrivé, elle avait fait en sorte de ne pas trop se charger en tissus superflus. Juste ce qu'il fallait dans la partie haute, pas la plus petite surface excessivement couvrante dans la partie basse. Elle avait toujours pensé que la mode féminine consistait avant tout à bien gérer ce qu'on laisse à découvert. La soie était une matière qui aidait à la stabilité du voilement, tout en laissant venir, à la faveur de mouvements plus ou moins contrôlés, des entrouvertures de fenêtres extrêmement suggestives. Agatha était en noir. Elle avait les cheveux noirs. Elle avait les yeux noirs. Elle avait les sourcils noirs noircis au crayon noir, au pinceau noir, mais aussi aux idées noires.

A cette époque, Agatha de Win'theuil, et de Beyrouth tout à la fois, après avoir été, tout récemment, de Paris, de Tyré et de Ouagadougou, Agatha potentiellement de partout, Agatha était toujours la première vice-présidente du gouvernement Monde-Mondes, charge qu'elle occupait depuis des temps immémoriaux, comme le prétendaient perfidement ses rares opposants. Elle ne décolérait pas contre le président en titre, lequel n'en fichait pas une rame, n'était jamais dans son bureau et surtout pas quand la conjoncture avait besoin de lui. Nous en reparlerons. 

Agatha de Beyrouth avait les idées noires. Nul ne savait ce qu'elle venait faire à Beyrouth. Le savait-elle elle-même? Elle était arrivée secrètement, sans protocole, avait acheté son billet d'avion de ses propres deniers. Réservé son hôtel sous un faux nom: Agath'Ouyes de Venise. Etait allée chez le coiffeur pour changer de tête (rajouté des longueurs au bout des pointes). Avait semé ses gardes du corps à Istanbul. 

Agatha avait quitté sa chambre d'hôtel à 7 h 45 exactement pour s'en aller à pied dans les rues de Beyrouth. Elle marchait légèrement sur ses belles jambes visibles, ressentant simplement une légère douleur au bras droit pour avoir tenté de soulever, au matin, le double rideau de la fenêtre de sa chambre, rideau qui paraissait peser une tonne de tissu à fleurs brodées. Elle se retrouva dans la rue Elias-Sarkis, et bientôt sur la place Bechara-El-Khoury.

Elle aperçut, un peu plus loin, la Maison Jaune.

La soie noire se souleva instantanément au niveau du coeur qui battait dessous, qui battait soudain trop fort.

Elle franchit lentement le morceau d'avenue qui la séparait encore de la Maison Jaune. Son regard ne se décollait pas de la façade grêlée, marquée, vérolée, ridée, sillonnée, ravagée, plissée, rayée, rongée, grignotée par les ans, les ânes et les projectiles, égratignée, fragmentée, décolorée, vitriolée, défoncée, mais qui tenait encore debout en épousant élégamment l'angle obtus que faisait la rue de Damas avec la rue Elias-Sarkis. La colonne suspendue l'émut comme un moignon de gueule cassée. Etait-il possible qu'elle eût déjà, dans sa vie, fréquenté la Maison Jaune? C'est l'une des questions à laquelle le roman-feuilleton se devra de répondre avant le vingt-quatrième épisode. 

Qu'on se le dise. 

Jacques Jouet et Zeina Abirached, Agatha de Beyrouth (Cambourakis, 2011)

image: Jacques Jouet et Zeina Abirached (www.beirutworldbookcapital.com)