Marie Jakobowicz, Sans titre, Musée de L'Art Brut, Lausanne
Etrange expérience que l'aventure d'écriture de Henri Michaux. Toute son oeuvre est mouvante, agitée, déroutante et donnerait presque envie de rebrousser chemin tant les jets d'encre épileptiques de sa plume semblent vouloir sans cesse fracasser le lecteur sur les rivages incertains du texte. Remous du verbe, ressac des mots, phrases-déferlantes : chez Michaux, on risque naufrages. Alors comment passer à l'abordage d'une oeuvre-barrage qui voudrait refuser toute approche par le langage ? À elles seules une lecture intuitive ou une entrée par effraction de toute évidence ne pourraient rendre compte de la dimension profonde des écrits de cet écrivain singulier, perdu dans des jeux de cache-cache avec lui-même, faisant tantôt Face aux verrous ou Face à ce qui se dérobe. D'ailleurs, tenter de comprendre le poète sans retourner, au préalable, sur les pas de l'homme, constituerait dans le cas de Michaux, une véritable omission. Les éléments biographiques donnés par l'écrivain lui-même dans Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence sont la clef d'une possible rencontre avec ce peintre-poète qui, imitant le comportement de son animal fétiche – la seiche - prit soin toute sa vie d'effacer ses traces en noircissant le papier et se déroba à reculons en crachant de l'encre pour mieux se dissimuler. « Secret, retranché. » Ainsi se définit celui qui ne fut préoccupé que de la connaissance de soi et du saisissement de l'expression de la nature-même de la conscience : « Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie. » Dans ses ouvrages, Henri Michaux n'est occupé que de mouvements, d'élans de fuite vers un essentiel et un ailleurs toujours reculant. Livré tout entier à l'introspection, le poète traque sans relâche l'alentour et ceux qu'il appelle les « entourants », vomit le « dehors », fait grimacer la réalité et la distord jusqu'à l'éclatement. Entre grincements de dents et soupirs de consolation, le poète recherche un fragile équilibre hors des cloisons du monde physique en s'abîmant dans ses propres gouffres. L'aspiration au lointain, l'appel de l'ailleurs et les voyages ne font que le ramener dans l'espace du dedans, refuge nécessaire, à la fois rassurant et inconfortable. Henri Michaux n'expérimente pas le voyage mental pour dériver, mais bien pour tenter de goûter à la « substantifique moelle » de l'existence nue. Il faut s'éloigner, toujours, vers les Lointains intérieurs pour se dégager du consensus, faire éclater le « pot » dans lequel « usage, morale , lois, parents » ont enfermé le cerveau.
Dans Les ravagés, petit recueil marginal que l'on découvrira dans l'ouvrage Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, Michaux rappelle encore et toujours sa fascination pour ce qui est autre et prend pour support des oeuvres picturales de malades mentaux sur lesquelles il va greffer sa parole poétique.
"Pages venues en considérant des peintures d'aliénés, hommes et femmes en difficulté qui ne purent surmonter l'insurmontable. Internés la plupart. Avec leur problème secret, diffus, cent fois découvert, caché pourtant, ils livrent avant tout et d'emblée leur énorme, indicible malaise."
La pathologie va donc se faire contrepoint à l'observation de notre monde réel. Elle est le trou noir qui absorbe le poète et l'aide, par sa densité, à déchirer la trame de la réalité. Expropriation de soi, paroxysme de la pensée : Michaux s'intéresse aux cas psychopathologiques car cette approche de la folie permet dans une certaine mesure la dissolution du sujet en lui-même et lorsqu'on connaît le goût de Michaux pour l'expérience de l'altérité, on comprend que Les Ravagés apparaissent bien plus comme une expérimentation, une application projective de l'esprit du poète sur des peintures devenues surfaces-subjectiles que comme la simple description de tableaux de schyzophrènes. Dans ce recueil très curieux, Michaux oblige le lecteur à une étrange promenade. Où sommes-nous ? Manifestement dans des contrées d'où la raison a été bannie. Les impressions qui suivent la lecture font naître le souvenir de paysages insolites et destructurés, de pages au milieu desquelles les événements sont jetés et non plus conceptualisés, où les êtres ne sont plus que résidus d'humanité :
"Sur quatre pattes basses, un corps long, rudimentaire, tubulaire, tête d'homme devant, poitrine courte, le milieu ( le bassin ) n'en finissant pas et le derrière en l'air, dilaté, relevé, grand ouvert telle une embouchure de saxo, embouchure-anus, ainsi apparaît cet interminable humano-basset."
La langue et ses tournures singulières engagent dans une approche dédaléenne du texte. Souvent les mots refusent leur sens global en le noyant dans une descente tourbillonnante et hallucinée vers le chaos d'un labyrithe qui ressemble fort à un voyage en introspection. Dans le recueil, le temps est vide et immobile, l'espace renonce à se délimiter, différents points de vue fusionnent et annoncent ainsi la multiplication des perspectives.
"Visages enfoncés, engoncés les uns dans les autres. L'aggloméré de visages, surmonté d'un oiseau médiocre, est sottement couronné comme une ridicule crétine, un soir de fête et de trop de bière. Amas de visages, visages dans le vague comme foetus dans l'amnios. Mangé par un visage est un autre visage. Irrésistiblement l'un s'agrège à l'autre, qui le subit, y tombe et périt doucement. Visages absorbants à la longue langue d'herbivores, l'air liquoreux, gênant, mols aux baveux désirs, qui sans se presser s'entremangent."
Henri Michaux, Les ravagés in Chemins cherchés, Chemins perdus, Transgressions - Gallimard.