Cinéma.
"Tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles". Victor Hugo, Préface des Misérables. Victor, reviens, il y a du boulot !
Incontestablement, l'événement cinématographique de cette semaine restera l'inespérée sortie en salles de la monumentale version des Misérables réalisée en 1934 par Raymond Bernard avec l'immense Harry Baur en Jean Valjean, entouré du Gotha de l'époque, dont Charles Vanel en Javert et le couple Charles Dullin-Marguerite Moréno en sinistres Thénardier. L'évocation de certaines oeuvres cinématographiques particulières appelle souvent le superlatif. Formellement un des sommets de l'expressionisme français, philosophiquement un monument dressé à l'humanisme (je me risque : l'hommage ultime du cinéma à Hugo), la démesure même de l'oeuvre ne facilitera pas sa vision en salle. Sa durée de 4h45 en trois films ayant chacun, comme les trois époques voulues par Hugo, sa logique propre, du drame individuel de Valjean le "Faux coupable" poursuivi par le Destin et les Institutions répressives, à la tragédie collective de juin 1832, la révolution républicaine et sa répression, ses qualités même n'en font pas un film facile à suivre. Vivement une édition en Blu-ray, donc ! Constamment élevé au niveau du Mythe, le destin historique et social des Misérables s'incarne dans le devenir de personnages humains, trop humains.
Trop souvent porté à l'écran et parfois pour de mauvaises raisons, c'est avec cette vision de Raymond Bernard que le formidable élan historique, social et mystique de Victor Hugo a trouvé son mouvement perpétuel, chavirant les spectateurs de génération en génération.
A voir, apparemment, uniquement à Paris et uniquement à La Filmothèque du Quartier Latin.
Cinéma bis. On est toujours pas des Charlots.
Toutes les semaines on voit des films, on aime, on aime pas, on distribue des étoiles aux films qu'on a préférés et pas aux autres. Les étoiles du cinéma, ici, sont des Charlots, qui ne sont pas comme nous, car nous on est pas des Charlots. Plus on a aimé, plus il y a d'étoiles (jusqu'à cinq, le Grand Jeu) et plus on vous invite à nous suivre dans le plaisir du film.
LA FILLE DE NULLE PART de Jean-Claude Brisseau (France)
BLANCANIEVES de Pablo Berger (Espagne)
WADJDA de Haifaa Al Mansour (Arabie Saoudite, Europe)
On a tout dit sur ce "premier film saoudien", que pas un riyal n'a d'ailleurs financé.
Il me reste juste à ajouter : allez-y. Au-delà du phénomène de foire,
ce film est une merveille d'intelligence, de sensibilité et d'impertinence.
Sans ostentation militante, il accomplit la mission première du cinéma,
qui est de donner à voir, ainsi que sa mission seconde : donner du plaisir.
La modernité est là et, d'une certaine manière,
l'espoir conjoint de l'Orient et de l'Occident,
dans le regard d'une fillette qui considère, bien en face,
délurée, espiègle et parfois mélancolique,
son propre avenir, meilleur que celui de sa mère, on ne sait pas,
mais pas un avenir emprunté à la tradition, à la culture, à la religion : le sien.
On le lui souhaite.
PASSION de Brian de Palma (US, Europe)
Une très bonne surprise : ce film dont la désinvolture générale peut gêner
(Brian de Palma ne s'embarrasse pas d'un scénario en béton)
trouble par ses décors au modernisme aussi glacé que ses personnages,
hanté par le fétichisme high tech des objets de communication,
de reproduction, d'espionnage, de reconstruction d'une objectivité étouffante,
aliénante, fatale.
La menace aujourd'hui, c'est le son, l'image reproduits et surmultipliés
par des objets pervers, révélateurs d'un inconscient tranchant comme un rasoir.
Une semaine, un livre (au moins !).
Merveilleuse semaine littéraire, celle qui permet une vraie découverte.
Cette fois, c'est un nouvel écrivain américain, Donald Ray Pollock dont le premier roman, Le Diable, tout le temps (The Devil all the time) a été publié l'année dernière par Albin Michel, collection Terres d'Amérique et dans une traduction de Christophe Mercier.
Comme je l'ai lu dans Babelio à propos de ce livre vénéneux, "A trop invoquer Dieu, on convoque le Diable". Et si ces petits bleds d'Ohio (c'est bien connu, depuis Gainsbourg et Adjani, proche de l'Ohio, on a le moral à zéro) étaient les chemins de traverse de l'Enfer ? Des chemins pavés de bonnes intentions mystiques sur lesquels prêches dingos et prières immodérées déclenchent des pluies fatales, rouges du sang mêlé des coupables et des innocents, sachant que la culpabilité semble ici une valeur mieux établie que l'innocence, forme pervertie d'une sorte de naïveté coupable. Une certaine forme de religiosité ronge cette Amérique au rabais qui nous renvoie à des images de films, de livres, de chansons, des images de violence, de saleté, de désespérance. De routes dangereuses, de bars à putes pathétiques. Un monde où on se demande s'il est pire de croiser la route de son assassin ou du flic pourri qui va l'éliminer.
Mais Le Diable, tout le temps n'est pas un produit d'appel pour un supermarché de l'hyperviolence gratuite. C'est, en tous ses attributs, en toutes ses composantes, une oeuvre littéraire somptueuse, d'une force inhabituelle, qui semble aller exhumer le bruit et la fureur qui empêchent d'entendre les cris d'horreur de ses misérables personnages foutus d'avance, dans les eaux troublées d'alcool de contrebande où repose William Faulkner, dont on se rappelle l'incipit shakespearien : "Life: it is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing." (Le bruit et la fureur, 1929)
On a là une juste synthèse du livre de Donald Ray Pollock. Le Diable, partout.
Pour la petite histoire, trente ans d'usine, des histoires de défonce et d'alcool, en Amérique, ça peut faire un écrivain : Pollock, auteur tardif, qui cite parmi ses influences William Gay (que je ne connais pas), John Cheever, Richard Yates, Raymond Carver... Tiens, tiens, le monde littéraire est petit.
Bonne semaine, à bientôt.