A propos de la grève des marchands de journaux ...

Publié le 20 février 2013 par Mpbernet

« Les salariés français touchent des salaires élevés mais ne travaillent que trois heures. Ils ont une heure pour leurs pauses et leur déjeuner, discutent pendant trois heures et travaillent trois heures. Je l'ai dit en face aux syndicalistes français. Ils m'ont répondu que c'était comme ça en France», écrit un patron américain*. C’est du brutal. C‘est en tous cas la manière dont les éventuels investisseurs américains nous voient. Mais, dans certains secteurs, est-ce si caricatural ?

Je pense en particulier au mouvement de désespoir qui étreint les vendeurs de journaux, à  la suite des multiples arrêts de travail de Presstalis, leur diffuseur de presse, depuis le début de l’année. Pour eux, c’est la chronique d’une mort annoncée car s’ils n’ont pas de journaux à vendre, ils ne gagnent strictement rien mais leurs charges sont fixes. Ils sont donc les victimes collatérales d’un conflit à rallonge, puisque les plans de sauvegarde pour l’emploi ont succédé quasiment chaque année aux plans sociaux au sein de la coopérative Presstalis qui les fournit. Hier soir au JT, on voyait un de ces travailleurs calculer son salaire horaire à moins de 3 €, alors que chez Presstalis, le salaire horaire tournerait autour de 17€. Cependant, on peut comprendre la réaction des salariés de Presstalis puisque le dernier plan de redressement de l’entreprise prévoit de supprimer la moitié des effectifs ! A moins que ceci n’explique cela ….?

Comment en est-on arrivé là ? Il faut en revenir à l’histoire …

Au lendemain de la guerre, dans le grand mouvement d’idées issues de la Résistance et l’euphorie de la Libération, le législateur entend garantir l’accès à toutes les opinions par le seul moyen pertinent de l’époque, la presse. On vote donc en 1947 la loi Bichet qui impose à tous les journaux vendus au numéro de se faire distribuer de façon équivalente par une société coopérative, à laquelle tous les organes de presse sont tenus d’adhérer, et qui oblige tous les dépositaires à présenter de façon équitable l’ensemble des journaux qui paraissent. Les vendeurs de journaux ne sont pas propriétaires des exemplaires mais seulement « ducroire », ils doivent mettre en place le matin aux aurores les journaux qui leur sont livrés, ils ne peuvent pas choisir ceux qui se vendent le mieux ni la quantité qui leur est délivrée, ils doivent le moment venu, faire la manipulation inverse et rendre les invendus (le « bouillon ») au livreur, leur rémunération étant une commission sur les ventes effectives. C’est un système démocratique, qui va donner leur chance à beaucoup de publications nouvelles, en particulier les magazines, mais aussi générer bien des dérives : d’abord un coût de distribution extrêmement lourd, une manipulation harassante pour une rémunération faible et des abus, comme ces piles de journaux complètement sans intérêt à mettre en place comme les autres mais dont le kiosquier sait pertinemment qu’ils vont tous passer au bouillon.

Ajoutons une très forte syndicalisation au sein de la société de Messageries (NMPP) qui permet à ses salariés d’obtenir,au fil des années de croissance et sous la menace d’arrêts de travail mortifères, des avantages en niveau de salaires et conditions de travail particulièrement élevés. Jusqu’à ce que …. le système trouve ses limites : désaffection progressive pour la lecture des quotidiens avec l’omniprésence des radios d’information, puis de la télévision, prix trop élevé des journaux, avant même l’irruption des autres médias électroniques de communication et des gratuits. Chez NMPP, devenue entretemps Presstalis, des réductions d’effectifs à répétition, une ambiance sociale exécrable, la spirale de l’échec et le raidissement à tous les niveaux.

J’avais il y a fort longtemps rencontré le directeur général des NMPP pour un emploi de responsable de la communication. En quelques minutes dans son bureau, j’ai tout de suite compris qu’il fallait que je prenne mes jambes à mon cou …

Que va-t-il se passer à l’avenir ? La loi Bichet a été remodelée en 2011, les éditeurs de journaux sont désormais autorisés à se passer d’une coopérative. Mais le sort des vendeurs de journaux s’est aggravé avec la crise économique et ils ne sont pas organisés. Leur seule planche de salut est bien souvent hélas de fermer boutique et la boucle est bouclée : le passant ne trouve plus un endroit où acheter son journal habituel, il commence alors à se tourner vers d’autres moyens d’information ... Le chiffre des ventes au numéro diminue régulièrement, le nombre de titres aussi, bientôt le coût de mise en place d’un quotidien sera supérieur à son coût d’élaboration, les journaux font faillite ou vivent sous perfusion (souvenons-nous du Parisien Libéré), les journalistes et les ouvriers de fabrication sont mis au chômage, chacun s’informe comme il peut, les sources d’information les plus fantaisistes se répandent…. Et plus personne ne peut accéder à une presse objective. On se croirait dans une nouvelle version d’un roman de George Orwell. Notre démocratie est en péril et Emile de Girardin doit se retourner dans sa tombe !

Une exception à ce marasme : Ouest-France, qui a décidé crânement d’assurer lui-même la diffusion de ses 42 éditions locales, selon ses propres moyens logistiques. Comme c’est curieux : Ouest-France est le premier quotidien français en termes de tirage (700 000 exemplaires),8ème journal européen et 67ème mondial…. Il existe donc une autre recette de succès ?

* Maurice "Morry" Taylor Jr., PDG du groupe américain Titan

Le syndicat du livre n'a toujours ** roulé ** & bien **roulé** que pour lui...mais organisé la mort lente des autres...

Un article très intéressant -comme toujours- il complète à merveille l'émission de France culture de jeudi sur le sujet (du grain à moudre) que je vous recommande!