Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus.
Mais la connaissance du passé est une chose en progrès, qui sans cesse se transforme et se perfectionne.
Marc BLOCH
Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien
(Nouvelle édition critique de l'ouvrage posthume et inachevé)
Paris, Armand Colin, 1993
p. 105.
Le 8 février 1879, lors d'une conférence proposée à la Sorbonne pour l'Association scientifique de France, le grand égyptologue français Gaston Maspero, celui-là même qui l'année suivante, dégageant les chambres funéraires à l'intérieur des tombeaux des souverains des Vème et VIème dynasties, découvrit avec un bonheur incommensurable le plus ancien corpus funéraire de l'Humanité, - ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui Textes des Pyramides -, s'adressa en ces mots à l'assemblée :
"Messieurs,
Pour la plupart des personnes qui visitent le Louvre, la salle égyptienne n'est guère qu'un lieu de passage, un endroit qu'on traverse, sans presque s'arrêter, avant d'aller aux galeries de peinture."
Il nous faut malheureusement penser - je vous en ai d'ailleurs souvent touché un mot, amis visiteurs -, que près de 150 ans plus tard, les habitudes de beaucoup de nos contemporains ne le cèdent en rien à cette façon d'agir que stigmatisait Gaston Maspero : combien de fois, au fil des années, ne me suis-je pas retrouvé seul dans l'une ou l'autre petite salle de ce Département des Antiquités égyptiennes qui en compte maintenant trente, à prendre notes et clichés ?
Combien de fois n'ai-je pas été tenté de héler le ou la porte-étendard d'un groupe d'une trentaine de visages avides qui, au pas de charge et le verbe haut, n'avaient visiblement qu'un mot de cinq lettres à l'esprit, fort différent, je vous l'avoue, de celui que j'avais envie de leur crier ! : momie ?
Combien de fois ai-je manifestement gêné par ma présence ceux qui se précipitant d'une salle à l'autre me trouvaient exactement au beau milieu de leur chemin, bic ou appareil photo numérique en main ?
Assurément, voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles j'ai pensé intéressant d'ouvrir ce blog et de "contraindre" ceux qui me suivraient à véritablement prendre conscience de l'intérêt de tous ces petits et grands monuments exposés, fruit du travail de maints et maints artistes antiques, auxquels parfois l'on ne jette même pas un regard rapide.
Après Metchetchi de longs mois durant, voici venu le tour de Tepemânkh puisque depuis quelques mardis, nous nous retrouvons ici, devant la grande vitrine 5 de la salle 5 dans laquelle est déposé un bloc de calcaire de 118 centimètres de hauteur et de 101 de largeur, transversalement fracturé, dépourvu de sa partie supérieure gauche et dont le milieu du côté droit pâtit lui aussi d'une substantielle cassure.
Souvenez-vous, le 15 janvier, nous fîmes connaissance avec son propriétaire, destiné à devenir notre hôte ; je vous ai également emmenés à l'étage supérieur, dans la Galerie d'étude n° 2 de la salle 22, pour y admirer un relief semblable provenant de son mastaba, sur lequel il était là assis en compagnie de son épouse.
Le 22 janvier, j'ai quelque peu mis l'accent sur ce qui est considéré comme la partie principale de cette scène et qui, d'ailleurs, justifie le titre donné à ce monument par les égyptologues, à savoir : le "menu". En fait, je vous ai plutôt décrit ce qui, par suite des dégradations inhérentes aux pillards qui arrachèrent la pièce à une des parois murales du tombeau, manque ici au texte, verticalement, sur toute la hauteur droite et, horizontalement, en toute sa partie supérieure.
Ensuite, ce que beaucoup d'entre vous attendaient avec une certaine impatience, ce avec quoi, au départ, je me proposais de terminer l'ensemble de mes interventions, la composition du "menu" funéraire en lui-même, je vous la présentai le mardi suivant, 29 janvier.
Ayant ainsi bousculé à votre seule intention mon projet initial, et parce que j'estimais avoir encore tellement de détails à vous faire découvrir, le 5 février, avant le congé de carnaval, je revins à la description de ce qu'indépendamment du "menu", vous aperceviez sur la pierre, en commençant par les quatre fils qui, comme en salle 22, apportent des offrandes, là-haut à leurs parents réunis, ici, à leur père seul.
Après cette semaine de "repos" qui, j'espère, vous fut des plus agréables - sauf peut-être si vous avez avalé, avec quelques bonnes bières belges pour mieux les ingurgiter, trop de confetti à votre goût -, il m'agréerait à partir d'aujourd'hui de consacrer plusieurs mardis consécutifs à deux éléments du mobilier représenté dans cette scène et cela, sous l'angle particulier ressortissant au domaine très pointu du problème de la datation. Et, pour ce faire, m'appuyer sur les travaux pertinents entamés dès 1977 par l'égyptologue belge Nadine Cherpion qui érigea certains détails de monuments au rang de critères stylistiques révélateurs.
Il ne vous a probablement pas échappé, tout au long des semaines précédentes, que j'ai défini la tombe de Tepemânkh que l'archéologue allemand Georg Steindorff avait exhumée dans le cimetière ouest de Gizeh au début du XXème siècle par l'appellation, probablement quelque peu sibylline pour la majorité d'entre vous, de D 20.
L'on doit en réalité cette nomenclature au grand égyptologue français Auguste Mariette qui, pour faciliter sa tâche et celle des historiens futurs, avait établi ce que nous pouvons sans conteste considérer comme le premier classement chronologique systématique de la nécropole (selon les propres termes de Madame Cherpion), en divisant les quelque six cents mastabas et hypogées de particuliers à Saqqarah qui présentent reliefs et/ou peintures, en six groupes distincts qu'il identifia par une lettre suivie d'un nombre.
Ainsi, si je m'en réfère aux pages 57 à 67 de la publication de son ouvrage de
1889 intitulé Les mastabas de l'Ancien Empire que nous offre de télécharger gratuitement sur le Net le site de l'Université de Heidelberg : A correspondait aux tombeaux archaïques ;
B à ceux qu'il estima datés du début de la IVème dynastie ; C à ceux de la
seconde moitié de la IVème dynastie ; D aux tombes de la Vème dynastie ; E à celles de la VIème et F aux
sépultures dont la datation lui paraissait douteuse à établir.
Mais il faut bien reconnaître que ce qu'Auguste Mariette avait choisi comme critère, à savoir un cartouche enfermant un nom de souverain - pour autant qu'il soit visible sur une paroi, ce qui n'était pas toujours le cas -, souffrait de très nombreuses exceptions qui conduisirent à quelques erreurs certaines.
Au fil du temps, d'autres égyptologues se sont succédé, chacun avec un système différent, chacun apportant sans conteste sa contribution à cet important dossier de détermination chronologique : au début des années soixante, Klaus Baer, de l'Institut oriental de l'Université de Chicago, qui se basa sur les titres de fonctionnaires ; ou, rappelez-vous, le savant allemand Winfried Barta qui étudia minutieusement les listes des offrandes alimentaires proposées au défunt ; ou encore Elisabeth Staehelin, de l'Université de Göttingen, qui se fonda sur les vêtements portés par les propriétaires des tombes ; ou, ou ... les uns, parfois, avançant des dates en total désaccord avec celles des autres.
Puis vint Nadine Cherpion qui eut l'heur de passer trois années durant en Égypte, à l'Institut français d'archéologie orientale du Caire (I.F.A.O.) et d'ainsi bénéficier de l'opportunité de visiter tout à son aise mastabas après mastabas. Très vite, elle y décela maintes variantes dans la représentation d'objets précis gravés ou peints sur leurs parois : ainsi par exemple les sièges sur lesquels les propriétaires sont assis, les coussins qui les recouvrent, les types de dossiers et de pieds qui les soutiennent ; ou les tables d'offrandes et ce qu'elles contiennent ; ou les fausses-portes ...
Maintes différences aussi au niveau des vêtements et des accessoires comme, entre autres, perruques ou éventuels colliers et bracelets.
Forte de ce bagage inestimable dont elle prit évidemment la peine de minutieusement confronter les données, Madame Cherpion publia en 1989 aux éditions bruxelloises "Connaissance de l'Égypte ancienne", son important ouvrage Mastabas et hypogées d'Ancien Empire. Le problème de datation, somme magistrale dont je me servirai lors de nos prochaines rencontres - d'où la présente introduction - pour envisager avec vous deux éléments importants du bloc de calcaire de Tepemânkh que nous avons ici devant nous : la table d'offrandes, le 26 février et le 5 mars ; et le siège sur lequel il est assis, le 12 mars.
(Cherpion : 1989, 7-25 ; Maspero : 1893, 35)