Réunion ordinaire du club du point de devant ...

Publié le 18 février 2013 par Asiemute

Ce jeudi-là, l'atmosphère ressemblait quelque part à celle du jour de la réunion des amis venant au secours des langues en situation de crise. Autrement dit, un calme clapotant flottait dans le hall qui conduisait à la salle B dont seule émanait une présence humaine. Je jetai comme d'habitude un coup d'oeil au guichet de l'accueil en me souvenant des pupilles noires et du signe de la main m'invitant avec confiance. Et après avoir pris l'affichette avec un peu d'hésitation, je tournai la poignée de la porte de la salle B. Sur l'afichette était écrit "Réunion ordinaire du club du point de devant".

Cette fois-ci comme dans une salle de classe, des tables et des chaises étaient alignées sur cinq rangs. Cela seul laissait deviner que l'objectif de la réunion était assez différent de la précédente. Le club du point de devant, comme son nom l'indiquait, était un club où l'on faisait du point de devant.

J'arrivai à la place la plus proche de l'entrée. Il y avait déjà tout le matériel sur la table. Un carré de tissu blanc, du fil indigo, une aiguille à coudre et une paire de ciseaux. Tout cela posé correctement d'une manière équilibrée, comme si c'était conforme à un règlement. Un bref regard autour de moi dans un premier temps me soulagea, l'assistance était composée de femmes d'un certain âge ou même assez âgées auxquelles se mêlaient ici ou là des hommes, si bien que ma présence n'était pas dérangeante.

Personne ne bavardait. Il n'y avait pas non plus d'exclamations ni de chuchotements, ni de rires, seul parvenait aux oreilles le léger froissement du fil sur le tissu. Chacun, tête baissée, regardait fixement son aiguille comme s'il était seul au monde.

A vrai dire, je ne savais pas en quoi consistait exactement ce point de devant mais en observant autour de moi, je ne tardai pas à comprendre qu'il suffisait sans doute d'aller de l'avant en droite ligne sur le carré de tissu. Jetant discrètement des petits coups d'oeil à la vieille dame proche de moi, j'enfilai l'aiguille et lui fis faire un premier point de devant pour, même si j'étais malhabile, ne pas troubler le rythme de la réunion.

"... Notre club n'est pas un club de travaux manuels. Notre but n'est pas de fabriquer quelque chose ... Le point de devant est un entretien en tête à tête avec soi-même. Dans notre club, personne ne vous dérangera ... Le point de devant vous offre une solitude complète."

L'affichette, d'une discrétion à toute épreuve, se contentait d'aligner les mots bruts, sans fioritures. Je n'avais pas touché à une aiguille depuis si longtemps que mes mains ne voulaient rien savoir, le fil s'entortillait, s'accrochait, et les points étaient irréguliers. Mais patiemment, sans même me demander pourquoi je faisais cela, je piquais l'aiguille avec prudence, point après point.

Bientôt, comme si la mise au point s'était améliorée, j'ai commencé à voir mes mains beaucoup plus nettement. La trame du tissu, l'éffilochage du fil, la calamine graisseuse sur les ciseaux, la courbe délicate de la pointe de l'aiguille émergèrent aussitôt sous mes yeux, et en même temps je compris que l'exrémité de mes doigts désolidarisée de mon corps était en train de se transformer en une créature vivante. Eux qui avaient l'habitude de tenir des petites pierres rouges s'appliquaient de toutes leurs forces au point de devant. Ils rendaient service à l'aiguille et au fil. Je les regardais incrédule, alors qu'ils se dirigeaient vers le point de devant.

Je poussai un soupir et m'aperçus que la vieille dame à côté de moi pleurait. En silence, l'expression inchangée, mais il était indéniable que des larmes tombaient goutte à goutte sur son ouvrage. Et même pendant ce temps-là son aiguille continuait sa progression sur le tissu mouillé.

Je ne pouvais rien faire. Dans la salle B s'alignaient les dos penchés. Chacun était absolument seul. Je fermai les yeux, pris une grande inspiration et revins à mon point de devant.

Deux mailles envers, une maille endroit, deux mailles envers, six mailles endroit pour la torsade et ainsi de suite ; je ne couds pas, je me concentre sur mon tricot. Bien trop loin de Mme T, je compte les points ...


Extrait de "Les lectures des otages" de Yôko Ogawa

Photos dans un atelier de saris en Inde du Sud - janvier 2011 et de mon futur snood en coton écru ;-)