Catherine Boskowitz met en scène Dieudonné Niangouna dans La dernière interview de Jean Genet à la Maison des Métallos jusqu’au 23 février.
Catherine Boskowitz et Dieudonné Niangouna © Audrey Dupas
La dernière interview : en 1985, quelques mois avant sa mort, Jean Genet répond aux questions d’une journaliste de la BBC, qui représente alors la norme pour cet auteur qui s’est toujours défini en marge du monde. Voleur, artiste, prisonnier, homosexuel… Genet a construit son mythe sur une image de paria des belles lettres. Indifférent à son lieu de vie, résidant à l’hôtel ou chez des amis, en France ou au Maroc, ses racines sont aériennes. Dieudonné Niangouna, artiste associé au festival d’Avignon en 2013, se réapproprie ses mots : aux questions de la metteur en scène Catherine Boskowitz, il répond en jouant Genet, les mains dans les poches, courbé, laissant de longs silences entre eux ou posant à son tour des questions. Tout d’un coup, au milieu de sa réponse, Niangouna se réveille : il se redresse, parle plus fort, exagère un accent congolais et improvise en creux sa propre histoire. Le dialogue imaginaire ainsi construit met en regard la vie de Genet avec la sienne, la colonie pénitentiaire et la colonie française, la marge de l’écrivain et la marge du Noir français, dont l’identité est composite. Africain francophone, son corps est celui de l’Afrique et de la France, et les mots de Genet lui permettent d’exprimer son propre sentiment de marginalité. « Êtes-vous fier d’écrire en français ? » demande Nigel Williams à Genet. « Fier ? Mais pourquoi serais-je fier ?! J’écris en français parce que c’est ma langue, voilà tout. » « C’est ma langue, reprend Niangouna pour lui-même. Et c’est pourquoi je suis là, ce soir, à la Maison des Métallos, Noir devant un public [quasi] blanc, en train de vous jouer un spectacle sur Genet. »
Niangouna prend à parti les spectateurs individuellement, en jouant sur une distance soit extrêmement rapprochée, à la limite de la transgression théâtrale, soit distendue, silencieuse, absente. Plusieurs fois, il quitte le plateau et revient après cinq minutes d’attente, comme Genet qui s’en veut d’avoir accepté de répondre à une interview de la BBC mais y répond quand même. Dans les silences et les absences, le Genet de Niangouna se raconte davantage que dans les mots : où l’impossibilité du spectaculaire pour un tel artiste devient le spectaculaire en soi. Et Niangouna d’évoquer un écrivain congolais majeur, Sony Labou Tansi, et la façon qu’il avait de construire son mythe d’auteur. Car l’écrivain est invisible, personne ne le voit écrire, aussi doit-il créer sa propre histoire — les seuls feuillets ne suffisent pas — pour devenir véritablement écrivain. Dieudonné Niangouna s’empare de cela avec humour et fascination : et lui, comment fait-il pour créer son propre mythe ? En écrivant au plateau ses propres spectacles (Le Socle des vertiges, Les Inepties volantes…) et en habitant cette scène nue, découpée pour lui. Dans un coin, par terre, une télé transmet l’image de la scène filmée en direct : parfois Niangouna y apparaît, parfois pas, selon l’endroit où il se trouve. L’écran fantôme de la BBC est réinvesti par la super-présence de l’acteur-auteur-performer, dont la silhouette vient se poser en surimpression à celle de Genet — Genet, dont les écrits et la figure ont été beaucoup repris par les Noirs américains (et pas seulement les Black Panthers avec qui il a milité), qui se retrouvaient dans sa poésie de la marge.