Il y a des romans comme ça - très peu en fait ! - où je m'évade du début à la fin… tant de beauté passe par les mots, les mots mis bout à bout, dans le bon sens - du moins le sens que j'aime. Et je lis la dernière page, je lis le dernier mot, je ferme le livre, et je ne peux plus bouger… bouleversée par l'émotion, le sourire aux lèvres, la tête partie, loin, très très loin d'ici. Ca arrive encore et franchement ça fait du bien ! Vraiment !
Pascal Quignard est un formidable romancier. J'avais dévoré Villa Amalia et j'ai littéralement englouti Les solidarités mystérieuses. TOUT, je dis bien TOUT est enchantement dans ce roman : le récit, les personnages, le style et surtout, cette manière tellement particulière de décrire les failles et les fractures que nous portons tous et cette façon, radicale, qu'ont ses personnages de "composer" avec.
Côté récit, attendez vous à vous balader du côté de la Bretagne. A arpenter des petits villages cachés par les falaises pas loin de Saint-Malo. D'un point de vue météorologique, il y fait beau et moins beau. Ok. Mais la nature est là, présente, envahissante. Une sorte de personnage à elle seule. On y retrouve un peu ce qui a fait le succès des Déferlantes de Claudie Gallay.
Côté personnage, vous y découvrirez Claire. La femme en rupture. Celle qui quitte tout pour retrouver son amant… et sa Bretagne natale. Ici, rien d'introspectif : vous ne découvriez qui est Claire qu'à travers les personnes qu'elle aime et qui l'aiment. Ces personnages satellites, mais essentiels, qui gravitent autour d'elle, qui l'observent, sans forcément la comprendre, sans forcément tout comprendre, et qui prendront tour à tour les rennes du récit. Il y a Simon, son amour de jeunesse, avec qui, vingt ans après, la flamme, jamais éteinte, renaît. Il y a Paul, son frère, tellement différent d'elle, mais avec qui elle partage les mystères de l'enfance, la tolérance qu'impose le lien fraternel et le goût pour les balades sur la lande par tous les temps. Il y a Juliette, sa fille, qui après tant d'années vient retrouver cette mère étrange qui l'a abandonnée. Il y a aussi tous les autres, ami(e)s et voisin(e)s qui la côtoient, qui la connaissent… de près, de loin. Et il y a surtout la mer, la lande, les falaises. Alors que dire de Claire? C'est une personne angoissée, qui ruissèle de sueur dès que l'angoisse monte. Une mère qui a abandonné ses enfants. Une femme aliénée par son amour de jeunesse. Une sœur fidèle et protectrice. Une femme en rupture, en quête… mais, de quoi, finalement? Claire n'est finalement qu'un prétexte pour Quignard. Il épingle et dissèque son personnage juste pour nous montrer que les êtres humains que nous sommes sont totalement en décalage avec les êtres humains que nous pourrions être. Pourquoi ne pas laisser la douleur ou la joie envahir nos corps, la nature faire symbiose avec nous, le temps reprendre le rythme de nos rythmes? Voilà, ce que j'ai lu dans ce roman là.
Côté style, Quignard frôle la perfection. Les phrases sont économes. Le vocabulaire d'une richesse infinie. Le style est précis, sobre, presque rigide… De cette rigueur naît une émotion "vraie". De ce style dépouillé naissent les images, les sensations, les émotions. L'autre grande force de Quignard, c'est de construire son récit en négatif. Etrangement, malgré la précision du style, se dégage une part de mystère, d'ombre, de flou. L'écrivain a une façon de "tourner autour du pot", de raconter précisément des détails qui ne donnent pas forcément un éclairage éclairant sur ses personnages. Tout est en nuance, en décalage. Car finalement, qui connait Claire dans ce roman? La structure du roman en témoigne : le personnage de Claire est "raconté" par ses proches. C'est un roman choral où tout et tous se resserrent vers elle… mais cette structure permet aussi de conserver ses zones d'ombres et de mystères… réalité de notre quotidien en quelque sorte… Peut-on vraiment comprendre les autres? Quignard se situe à la bonne distance pour nous donner à lire l'histoire d'une femme, brisée par la vie, en rupture avec notre société, là où d'autres en aurait fait une marginale, voire une folle.
Comme dans Villa Amalia, Quignard choisit encore un personnage féminin, en rupture avec "le monde" et ses conventions, en exil, qui recherche, se perd, se retrouve, se reconstruit d'une manière hors norme. La nature est encore présente. Elle est aidante, calmante, salvatrice dans ce processus. Elle est un personnage en soi. Une symbiose s'instaure entre ses personnages et cette nature là, peu à peu. Le temps joue aussi un rôle déterminant dans cette union, puisqu'en s'en affranchissant il semble possible de se le réapproprier… différemment. Enfin, ce roman est un bel hymne à l'amour. A l'amour tout court. Et à l'amour fraternel surtout. Car c'est bel et bien avec son frère Paul que Claire entretient une sorte de "relation élastique", qui, quoi qu'il arrive, les unit et que rien ne peut ébranler. Voilà donc le canevas de ces « solidarités mystérieuses ».
Chronique signée Gentille Pestouille