Conférence du lundi 18 février 2013 - le monde est-il une illusion ?

Publié le 16 février 2013 par Anargala
Y a-t-il plusieurs non-dualités ? Le Védânta et le shivaïsme du Cachemire enseignent-ils la même chose ?
La conscience n'est-elle qu'un Témoin passif ou une source créatrice ?
Le corps et les émotions ne sont-ils que des projections qui recouvrent la conscience, ou des manifestations de la conscience ?
Le monde est-il une illusion inexplicable, ou le libre jeu de la conscience ?
Nous examinerons ces questions en lisant des textes où Abhinavagupta, le principal philosophe de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), critique le non-dualisme du Védânta.
Les lundis 18 et 25 février ainsi que le 25 avril 2013, au CPEC, 37 bis rue du Sentier, 75002 Paris, 18h30-20h30.

Harabhatta Shâstrî, éditeur des textes sanskrits que nous allons lire
La dernière fois, nous avions lus des textes qui critiquent la "méditation du non-être" (abhâva-bhâvanâ) prônée par certains courants shivaïtes, théistes et bouddhistes. Kshemarâja dénonce dans le passage traduit ci-dessous la confusion entre le vide et la conscience. Le vide est un objet pour la conscience, une chose inerte. En raison de sa subtilité, il est d'autant plus difficile de le distinguer de la conscience. L'impasse d'un vide inerte est aussi l'un des thèmes récurrents de la tradition bouddhiste tibétaine du dzogchen nyingthig.
"Le connaisseur du Vedānta, le disciple d'Akṣapāda (partisan du Nyâya), le Mādhyamika et d'autres ont enseigné que, lorsque l'agitation s'est dissoute, il ne reste que le réel, lequel est annihilation de toutes choses, non-être (abhāva) pur et simple. Afin de les réveiller, l'auteur décrit, à l'opposé de la thèse (de ces endormis), le fait que le réel comme vibration - matière même du (présent) traité - transcende le monde (et ses conventions, dont sa conception de l'être).

L'on ne peut méditer le non-être.
De plus, on ne peut dire que dans cet (état de non-être) il y a absence de conscience,
Car (au sortir de cet état) l'on est certain qu'"il y avait (ce non-être)",
A cause de la sensation intime d'une continuité (durant cet état de non-être). 12

Par conséquent cet (état) que l'on peut (certes) connaître est (en réalité) factice.
Il est toujours comme l'état de sommeil profond.
Ce réel (comme vibration), au contraire,
N'est pas connu de cette manière-là, c'est-à-dire comme objet de souvenir. 13

Le non-être, tel qu'il est compris par exemple dans cette croyance erronée de ceux qui (ne) connaissent (que) les Upaniṣads et autres ("savants" du même genre) : "A l'origine, il n'y avait que non-être", ne peut être objet de méditation. (Pourquoi ?) Parce que (la méditation) a (nécessairement) pour objet un objet qui peut être. Parce que le non-être n'est rien. Ou alors, si (vraiment) il en vient à être médité actuellement, son caractère de non-être ne sera plus, attendu qu'il sera alors quelque chose.
En outre, comment pourrait-on méditer cette annihilation de toute chose en laquelle le méditant lui-même devient non-être ? Si, au contraire, on admet un sujet méditant, il n'y aura pas annihilation de toute chose, puisque le sujet méditant lui-même ne peut devenir objet actuel (de cette méditation). Le réel (tattva) ne consiste donc pas en un non-être universel.
(Cependant), cette thèse s'énonce ainsi (selon le partisan du Madhyamaka) : Ce sujet méditant (qui croit méditer le non-être) est une construction imaginaire ! Il médite d'abord en imaginant (un non-être universel), puis, quand cette méditation atteint sa perfection, il réalise le  non-être parce qu'il est devenu identique à l'objet médité.
A cela, (l'auteur) répond que, s'il y a méditation du non-être, alors il n'y a pas absence de conscience ; mais la torpeur n'y fait pas non-plus défaut. Il y a donc bel et bien confusion ! Tant que l'on médite un non-être qui consiste en une annihilation universelle, on n'atteindra jamais la vérité ultime, comme l'affirme cette maxime (bouddhiste) :
Par conséquent, absolument tout ce qui est médité,
Que soit être ou bien non-être,
Apparaît manifestement comme un fruit construit par l'intellect
Une fois que la méditation a atteint sa perfection.

Si l'on dit que le vide est ainsi que l'a définit Nāgārjuna :
(L'état de Bouddha) est vide de toutes les catégories
Comme de tous les points de références,
De tous les phénomènes et de toutes les afflictions.
Mais, du point de vue de la vérité ultime, il n'est pas vide.

Alors nous répondons que cela est vrai, si l'on admet la suprême souveraine, (pareille à la) Terre qui est (comme) le fond (de toute chose), qui est la vérité ultime, qui est libre et qui est conscience et félicité de part en part, telle que la décrivent le Vijñāna Bhairava et autres (tantras) quand ils disent qu'elle est 

Au-delà des mesures spatio-temporelles.
(Mais) cette méditation du vide est énoncée après avoir décrit le royaume de la conscience comme vérité ultime, présente comme fond (de tous les phénomènes). Autrement, la proposition "il n'est pas vide" serait... vide, comme l'a démontré le vers qui commence par "tout ce qui est médité...".
En revanche, qu'en est-il de ce qui est dit dans ce vers tiré de la Guirlande de lumière ?

Pour les gens comme nous,
Ce qui est appelé vacuité est inconnaissable et indéfinissable.
Mais elle n'est pas pour autant nihilisme,
Car elle ne vient pas de ce monde.[1]

Eh bien, cela est vrai. Mais si, pour vous, elle est inconnaissable, alors cela revient à dire que l'on ne peut rien en dire, puisqu'elle est inconnaissable. C'est alors cela qu'il faudrait dire... Mais alors pourquoi l'appeler "vacuité " ? Et encore, même cette vacuité, dans la mesure où elle est méditée, est esquissée par imagination. Elle est, dès lors, connaissable ! De plus, si elle est pour vous inconnaissable, alors vous devriez vous mettre au service d'un vrai maître qui a reconnu directement cet état. Qu'il suffise de dire que, dès lors, il appert que vous ne devriez pas (ainsi) jeter vous-mêmes et autrui dans l'abîme de la plus profonde confusion en forgeant des conventions selon votre fantaisie !"
Stances sur la vibration avec la Méditation de Kshemarâja, 1, 12-13 




[1] Alokamālā, 142. Au vers suivant, Kambala ajoute : "La définition de la (vacuité) sous la forme d'un "il n'y a pas" n'est que vérité de convention. Pour qui pourrait-il y avoir "il y a" ou "il n'y a pas", attendu que tous les phénomènes sont vides de nature propre ?"