Tudor Arghezi, poète lyrique et pamphlétaire redouté

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source Actualitté 14/02/2013


Les Éditions de la Différence donnent aujourd’hui la parole à Benoît-Joseph Courvoisier, traducteur du poète roumain Tudor Arghezi, dont le recueil Chanter bouche close paraît dans leur collection « Orphée » à l’occasion du Salon du Livre de Paris, qui met à l’honneur cette année la Roumanie.

Benoît-Joseph Courvoisier est professeur de lettres modernes dans l’enseignement secondaire à Vitré, dans le département d’Ille-et-Vilaine, et traducteur de nombreux ouvrages roumains en français.
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Comme la plupart des écrivains roumains n’ayant pas fait le choix d’écrire dans notre langue (encore qu’il y songea un temps), Tudor Arghezi (1880-1967) est à peu près totalement inconnu en France. Saluons donc les Éditions de la Différence et remercions Claude Michel Cluny, qui nous permettent, à l’approche du Salon du Livre, cette année consacré à la Roumanie, de faire découvrir au public francophone celui que l’on considère historiquement comme le plus grand poète de son pays et de sa langue avec le romantique Mihai Eminescu (1850-1889). 

Après un unique ouvrage paru en 1963 dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » des éditions Seghers, il aura fallu attendre cinquante ans exactement pour que soit publié en France un second recueil dédié à Tudor Arghezi. Il s’agit d’un choix de poèmes que l’on veut représentatif des différentes manières de l’écrivain : pièces lyriques et élégiaques, poèmes sapientiaux, poésies pour enfants, idylles et éloges, imprécations et anathèmes, psaumes, vers érotiques et transgressifs, etc., s’articulant à parts égales autour de ses trois principaux recueils : Cuvinte potrivite (Les Mots jumeaux, 1927), Flori de mucigai (Fleurs de moisissure, 1931) et Cǎrticicǎ de searǎ (Le Petit Livre du soir, 1935), plus quelques poèmes moins connus.

Dès le premier recueil, au titre intraduisible — signifiant à la fois « mots justes » et « mots bien-assortis », et que nous avons tenté, fort arbitrairement, de rendre par Les Mots jumeaux, là où d’autres avaient pensé à Paroles appareillées —, deux voies sont tracées : celle, sombre, érotique et scandaleuse des Fleurs de moisissure (poèmes qui renvoient à l’expérience de la prison et des marges de la société, avec sa kyrielle de larrons, larronnes, matons voyeurs, bagnards, mendigots, sorciers, fleurs de trottoirs, gitanes fantasmées), et celle, naïve et expressive, délicate et pleine de vie du Petit Livre du soir, qui est aussi le livre de la nature déclinée sous ses différentes hypostases, à savoir, dans ce qu’elle a de plus doux et de plus apparemment contraire : le « jardin de velours fin » et la « malherbe aiguë » qui se nourrit des morts, le « lopin de terre et tombeau », les champs riants, la cendre des guérets stériles, les litanies de fleurs qui plaisent aux abeilles, l’essaim de mouches « qui mordent le poupon à la bouille anémiée », « la guêpe et le taon » — créatures au sein desquelles le cœur du poète désire pourtant battre.

Tour à tour poète enchanteur, empreint d’un doux amour pour toutes choses, et poète au lyrisme fulminateur, à la façon d’un Cecco Angioleri, Arghezi fut aussi le pamphlétaire le plus redouté et le plus virulent de son époque. 

Puisque « colère » est le premier mot de l’Iliade, il est normal qu’il termine le poème initial, paradoxalement intitulé « Testament », du tout premier recueil d’un écrivain révolté qui, ayant longtemps souffert la misère la plus noire, apprit néanmoins à transformer « la bêche en plume » et « le labour en encrier », pour donner voix à « la colère de [s]es pères »…

Cette inextinguible colère vaudra au publiciste d’être enfermé pendant la guerre au camp de Târgu-Jiu, suite à la publication de l’article intitulé « Ô baron ! », véritable pamphlet anti-nazi visant l’ambassadeur d’Allemagne à Bucarest, le baron Manfred von Killinger. De même que l’intransigeance et la témérité l’amèneront encore à dénoncer sarcastiquement dans La Vérité du 23 janvier 1947, en plein jdanovisme artistique, la prétendue vie littéraire de son époque, qu’il jugeait « parfaitement libre, à condition que l’on n’écrive pas ». Ajoutons que sa revue satirique Billets de perroquet, véritable phénomène de société,eut à subir plusieurs interdictions au cours du siècle. 


Tudor Arghezi

Mais il est d’abord question de poésie, d’une poésie dont le caractère fondamentalement intempestif tient à la fois, pour le lecteur habitué à une nette séparation entre « tradition » et « modernité », à un attachement aux formes et au langage de la poésie populaire roumaine (dans laquelle ses plus grands bonheurs d’expression trouvent leur source), et à tout un imaginaire rural et religieux, qui n’a pourtant rien à voir avec les différents courants traditionalistes de la poésie roumaine du début du siècle passé (à d’autres l’éloge de la terre et du clocher !), le tout se fondant en un ardent vitalisme mystique au parfum d’hérésie. Il faut dire que notre poète, qui fut moine dans sa jeunesse, est l’auteur d’un singulier psautier, partout disséminé dans son œuvre, dans lequel les blasphèmes se mêlent aux louanges, et les prières aux cris de doute. 

Il ne faut pas oublier le problème de la traduction, qui a pu bloquer la réception de la poésie d’Arghezi, parce que celle-ci travaille comme nulle autre la matière de la langue roumaine, littéralement et dans tous les sens, à travers d’âpres maniérismes et d’étranges raffinements populaciers, des inversions élégantes et de brusques ruptures de construction, quelques argotismes (surtout dans les poèmes narratifs), des néologismes, des archaïsmes et tout un vaste jeu de connotations, parfois difficiles à élucider pour le lecteur roumain d’aujourd’hui. Et l’on devine rapidement, derrière les irisations néo-symbolistes héritées de ses vers de jeunesse, une singulière vitalité de verbe, à même d’aller fouiller jusqu’au nerf et à l’os des choses, de même qu’une précision lexicale extrême qui lui permet de peindre une nature à la fois réelle, palpable, dure, lumineuse et idéale comme une sécrétion de sève devenue ambre, puis taillée en bijou ; ce mot d’ambre (« chihlimbar » : « KiH’limbaRr ») étant l’un des mots-incantations, des mots-talismans qui reviennent le plus souvent dans ses vers.

Preuve de la diversité de l’œuvre, deux titres viennent spontanément à l’esprit du lecteur roumain parmi tous les livres d’Arghezi (recueils de poèmes, romans, pamphlets, chroniques, « tablettes », articles, théâtre comique) : Fleurs de moisissure, principale pièce à charge du dossier ouvert contre lui par les autorités culturelles en 1947-48, et Le Livre aux jouets, suite de proses enchanteresses composées pour ses enfants, et que lisent encore les écoliers roumains d’aujourd’hui, avec les vers du Rucher ou de l’immortel Zdreanțǎ, « le chien aux mirettes de faïence ».      

Que dire de plus, sinon que ce choix spontané, ce réflexe mnémonique de la plupart des lecteurs résume bien l’œuvre d’un poète qui aimait à « tresser ensemble la louange et la malédiction », à peindre côte à côte la Merveille et le sordide de la vie ? Un poète qui, pareil à Tristan dans sa folie, prenait soin de maculer son visage de charbon et de cendre, avant de bâtir en paroles quelque château de verre dans les nuages.