Comme une forêt noire…
Conversation avec Valérie Mréjen
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Dessin de baptiste Delombourg
En tant que romancière, plasticienne et vidéaste, ton oeuvre s’installe avec un égal bonheur dans différents domaines de la création. Pourrais-tu nous dire quel en est le déclencheur, le commun dénominateur, le point d’ancrage ?
Valérie Mréjen. Je dirais que c’est le rapport à la parole, au langage. Cela paraît un peu bizarre de le dire de cette façon mais, chaque fois, l’idée d’un livre ou d’un film s’inspire d’une expression ou d’une situation dialoguée. Par exemple, pour Forêt noire, ce qui m’a pour ainsi dire donné le point d’entrée est ce rêve crypté dans lequel se côtoyaient les mots Nanterre et Rome.
Tu te plais à mettre en scène et à traduire ces mots répétés parfois machinalement et à l’envi et qui empêchent la conversation de prendre véritablement son envol, à la communication de s’installer ?
Valérie Mréjen. C’est surtout très présent dans mes premières vidéos. Je cherchais véritablement à explorer le thème du malentendu, du dialogue de sourds. Enfant, j’ai toujours été confrontée à une impossibilité totale de se parler entre membres de la famille, mêlées d’injonctions des parents à plus « communiquer », ce qui était parfaitement contradictoire. En gros, mon père nous harcelait presque pour que nous lui racontions des choses, et aussitôt qu’on se lançait, à l’instant même, il montrait ostensiblement que ça ne l’intéressait plus en parlant d’autre chose ou en nous coupant la parole. Voilà comment naissent les thèmes de prédilection qu’on retrouve dans une œuvre…
Dans Mon grand-père, tu fais le portrait à charge d’une famille que tu décris sans complaisance et même avec une certaine férocité. Des êtres croqués par petites touches impressionnistes et toujours avec distance. Je veux dire qu’il n’y a jamais de prise de position apparente, ou de pure affirmation, comme dirait Victoria Ocampo, si ce n’est celle qui surgit parfois du silence… Ces espaces intermédiaires que tu évoques également dans Forêt noire où les choses se devinent sans se dire…
Valérie Mréjen. Oui, je me suis inspirée de ma famille, mais en ayant toujours en tête que cela pouvait être n’importe laquelle pour le lecteur, et surtout de préférence une famille de fiction. Peut-être parce que j’aurais préféré qu’elle le soit en réalité ! Mais il n’y a pas d’accusation ou de jugement dans ma façon de décrire les personnages, je crois que j’ai plutôt pensé quelque chose comme : « Ma famille aussi est folle, je vais vous la présenter : alors chez nous, c’est plutôt une folie comme ceci. » Et en effet, il est permis de projeter des souvenirs personnels dans ces espaces elliptiques qui rythment les paragraphes courts et factuels.
Une distance qui confère souvent au récit sa dimension humoristique, même dans les situations les plus délicates. Les personnes mises en scène sont souvent hautes en couleur, à l’instar de ce polytechnicien qui se surnomme « l’Agrume » et dessine son effigie sous forme de citron ou sa compagne au « coeur de midinette », qui aspire à « être d’accord sur tout » et « maudit son cerveau lent, inapte à décrypter d’instinct le mystère des sourires » de son partenaire. Si ces personnages nous sont familiers, n’est-ce pas également parce que tu laisses toujours affleurer en eux cette part de rêve, d’utopie, dans ces chroniques crues de la vie ordinaire ?
Valérie Mréjen. Je cherche toujours l’ambiguïté, le côté double des personnages : l’Agrume est manipulateur, pervers, tout ce qu’on voudra et, en même temps, il peut aussi se montrer généreux, drôle, surprenant. De même pour la narratrice : elle est naïve mais consciente de sa naïveté, et elle a besoin d’aller au bout de cette impasse pour faire son apprentissage. Lorsque j’ai commencé le livre, je me suis dit qu’il fallait toujours aimer l’Agrume pour le décrire, car dans le récit personne n’est tout blanc ou tout noir, et donc je devais retrouver mes sentiments de l’époque et accepter même ce reste de fascination, plutôt que de chercher à l’accabler.
La vie ne tient qu’à un fil, dérisoire, dans ton dernier ouvrage, Forêt noire, qui vient de paraître aux Éditions POL où un grand nombre de fantômes tissent le patchwork de leur vie arrêtée. La mort d’un motard épris de grande vitesse, une surdose de somnifère qui apporte le repos éternel, des morts qui surviennent souvent à l’aube d’une année nouvelle, un manquant à l’appel après le tsunami de 2004, un cas « qui se mue irréversiblement en cas ». L’absence fait prendre conscience à ceux qui restent que l’esprit fait parfois « des investissements en dépit du bon sens ». Le temps s’invite dans le roman dans sa dimension la plus profonde, irréversible ?
Valérie Mréjen. Je pense que l’image de l’iguane du Jardin des plantes résume finalement assez bien la plupart des morts (souvent accidentelles) qui sont décrites dans ces pages. Un moment d’inattention, un faux pas, un hasard malheureux et voilà… pourquoi ce jour-là plus qu’un autre jour ?
Si cet ouvrage nous touche autant, c’est surtout par le personnage de la mère qui occupe une place centrale dans le roman, la mère disparue, avec laquelle tout dialogue est une tentative vaine, car les mots « resteraient coincés dans les profondeurs sans pouvoir émerger, prisonniers des cordes vocales soudainement raidies et gonflées, exsudant une humeur amère là où un noeud se forme avec une régularité fluctuante », écris-tu, « lorsqu’il m’arrive de dire ma mère ». Et le regard aussi, figé dans l’hier et que tu imagines qu’elle porterait sur le temps présent. Le personnage de la mère te permet de renouer plus encore avec le côté autobiographique de ton oeuvre, de faire acte de mémoire ?
Valérie Mréjen. Oui, c’est certain. Avec ce sujet, qui me tournait autour depuis un moment si je puis dire, je savais que je passerai dans une strate plus intime de l’écriture. J’ai l’impression d’avoir franchi un cap, tout comme on franchit une barrière lorsque l’on dépasse l’âge qu’avaient nos morts.
Le cinéma est également très présent dans ce roman. Par des acteurs dont l’identité non révélée se devine, l’évocation d’un film de Lubitsch, ou par des citations cinéphiliques, comme cette séquence de Faits divers, de Raymond Depardon. Quelle place occupent ces cinéastes dans ton parcours de création ?
Valérie Mréjen. Je crois que j’ai essayé, en quelque sorte, de les réunir : d’un côté, la comédie, l’humour, le versant totalement fictionnel, et de l’autre, la réalité crue, dramatique, absurde.
Il y a dans ce roman des pages admirables, de longues phrases qui s’acheminent vers l’ultime ballade du destin questionné avec la délicatesse de cette « mesure d’eau salée (qui) brille sur le bord de l’oeil de l’adolescente maquillée en essayant de retenir sa chute le plus longtemps possible, avant de se mettre à couler au premier clignement… ». Et tu réussis magnifiquement à traduire cette difficulté d’être, cette quête existentielle dont on aperçoit, peut-être un peu tard, sinon la vacuité du moins souvent la vanité ?
Valérie Mréjen. Merci ! Je crois que vanité est un bon mot de la fin…
Entretien réalisé par Marc Sagaert Forêt noire, de Valérie Mréjen, Paris, Éditions POL, 2012, 10 euros.
Les Lettres Françaises N°93