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Le hasard un mot commode

Publié le 15 février 2013 par Corboland78

Assis en tailleur à l’entrée de la pagode, immobile dans la fraicheur matinale de février dont sa mince robe safran ne devait pas le protéger beaucoup, le maître attendait son disciple tardant à arriver pour sa leçon quotidienne.

- Hé bien, Petit Scarabée, te voici enfin. As-tu déjà oublié le premier principe de mon enseignement, être maître du temps c’est être maître de l’univers. – Pardon mille fois Grand Maître mais un hasard malencontreux a déréglé mon emploi du temps. – Voyons Petit Scarabée, combien de fois encore devrais-je te rappeler qu’il n’y a pas de hasard, heureux ou malheureux. Le hasard n’est qu’un mot commode inventé par les esprits simples pour excuser leurs faiblesses.

Devant la mine dubitative de son jeune élève, le maître jugea utile de revenir une fois pour toute sur ce concept de hasard.

- Tu disais donc, Petit Scarabée, que ton retard à mon cours était causé par un hasard soit disant malencontreux. Explique-moi cela. – Je m’étais réveillé à l’heure habituelle, bien avant que le soleil ne rougeoie l’horizon, mes ablutions faites et mon bol de riz avalé, j’étais même légèrement en avance quand je suis parti de chez moi. En chemin, j’ai voulu profiter de cet avantage et j’ai fait un léger détour pour admirer le bassin et les carpes sacrées. C’est en approchant du bord du bassin et de sa margelle en marbre que j’ai dérapé et me suis légèrement foulé la cheville, ce qui explique ce bandage. Je ne vois pas en quoi je peux être tenu pour responsable de mon retard et j’en conclus qu’il s’agit d’un hasard fâcheux.

Le maître ferma les yeux un court instant tout en joignant les paumes de ses mains à hauteur du plexus. Son élève ne faisait guère de progrès dans le domaine de la sagesse et il commençait à penser qu’il serait peut-être préférable qu’il retourne auprès des siens dans les rizières, plutôt que de venir ici perdre son temps et ne rien en retirer de positif.

- Petit Scarabée, tu vois le hasard là où moi je vois ton insouciance coupable. Depuis plusieurs jours les gelées nocturnes blanchissent l’herbe des chemins et font des cerisiers des sculptures en sucre et toi, insouciant, sans tenir compte de ces signes bien visibles, au lieu de venir à moi par le sentier de sable que tu es sensé emprunter chaque jour, tu te détournes de cette route sûre et praticable en toute saison, pour aller directement vers une zone humide présentant tous les risques potentiels de verglas et donc tu chutes bien évidemment, la mince semelle de cuir de ta sandale ne pouvant pas t’assurer une prise stable sur un sol gelé et lisse comme la peau du Bouddha. Et tu oses me parler de hasard !

Le maître s’emparant de sa canne en bambou reposant à ses côtés en asséna plusieurs coups violents sur les épaules de son disciple. La rapidité du geste, sa précision anatomique, sa force calculée, concouraient à réveiller la conscience du disciple tout en calmant la fureur naissante du maître. N’était le bruit des coups sifflant dans l’air froid du matin, aucun des deux ne pipait mot. Enfin, après de longues inspirations et expirations silencieuses trahies seulement par le nuage de vapeur l’enveloppant, le maître repris son discours.

- Sache Petit Scarabée, qu’il n’y a pas de hasard. Tous les évènements qui nous arrivent et qui semblent se produire sans explications ne sont pas le fruit du hasard. Ce sont tous – sans exceptions – la résultante de nos actions ou non-actions passées. Nos vies sont des chaînes faites de maillons reliés les uns aux autres, dont le dernier dépend du premier. Quoi que tu fasses aujourd’hui, se répercutera sur ce qui t’arrivera demain, quoi que tu ne fasses pas demain, se répercutera sur ce qui t’arrivera après-demain. Seules la sagesse et la réflexion peuvent t’aider à anticiper le jour d’après mais la voie est rude car cette sagesse n’est qu’humaine.  

Un début de sourire illumina le visage du jeune disciple. – J’ai compris Grand Maître et je vous promets que demain je serai là, à l’heure. Je viendrai directement par le chemin de sable, ainsi je serai certain de ne pas glisser sur une plaque de verglas !

- Pauvre Petit Scarabée, tu n’es qu’un sot. Demain c’est dimanche et le dimanche nous n’avons jamais cours.

Sur ce, le Grand Maître se leva et s’appuyant sur sa canne en bambou, il disparut à l’intérieur de la pagode à la recherche d’une tasse de thé vert et bouillant.    


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