Éric Bonnargent
« Le commencement est ce qu’il y a de plus grand. »
Platon Les amateurs de philosophie connaissent tous le nom de Jean-François Mattéi qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme, l’homme politique, qui vit lui aussi à Marseille, dans la même rue… Jean-François Mattéi a été professeur à l’Université de Nice et est l’un des plus grands spécialistes français de philosophie antique et de Platon en particulier. Il est aussi un grand lecteur de Nietzsche et de Heidegger et a consacré de nombreux essais à l’étude du monde moderne et plus précisément à sa barbarie.Ce grand écart pourrait a priori paraître étrange. Pourtant il ne l’est pas. Nietzsche et Heidegger furent eux aussi d’immenses lecteurs des Grecs et cela pour une raison toute simple : leur dire fut essentiel. Dans son “Que sais-je ?” consacré à Platon, Mattéi rappelle ce que disait Whitehead, à savoir que « la façon la plus sûre de caractériser la tradition philosophique occidentale est qu’elle consiste en une suite de notes en bas de page de Platon. » Cela serait moins excessif si Whitehead ne réduisait pas la pensée grecque au seul Platon. Car il faut bien reconnaître que l’Occident a pour terreau philosophique (et donc politique) la Grèce antique. L’une des thèses qui traverse l’œuvre de Mattéi est que la crise du monde moderne vient d’un oubli des Grecs. Si nous les lisions vraiment et si nous savions en tirer des leçons, sans doute les choses iraient-elles bien mieux.
Dès la première ligne, Mattéi rappelle que « le vingtième siècle aura été le siècle de la démesure. » Démesure de la politique qui a entraîné deux guerres mondiales, différents génocides et l’utilisation de la bombe nucléaire ; démesure de l’homme puisque c’est en son nom que ces horreurs ont été commises ; et enfin démesure du monde dont la science s’occupe de percer les mystères pendant que la technique asservit la nature et que l’économie mondialisée a « privilégié le prix des choses au détriment de la dignité des hommes. » Mattéi note que tous les penseurs du XXe siècle – qu’ils soient marxistes, libéraux ou affiliés de plus ou moins près à ces courants – voient l’origine de toutes les démesures non dans les passions, mais, bien au contraire, dans la raison elle-même. Le mal serait le fruit de l’intelligence et le mal, c’est la démesure. Celle-ci serait la caractéristique de la modernité qui n’aurait rien à lui opposer si ce n’est la démesure elle-même. Ainsi en fut-il des goulags soviétiques comme réponse à la démesure bourgeoise.
Mattéi part de ce triste constat pour nous faire voyager à travers la pensée grecque et nous montrer que l’opposition de l’hubris et de la dikè, de la démesure et de la justice était déjà au centre des préoccupations de la Grèce antique et que c’est sans doute en relisant les Grecs que certaines solutions apparaîtront.
Avant même l’apparition de la raison, du logos, que l’on peut plus ou moins situer aux alentours du VIe siècle avant Jésus-Christ avec les premiers physiologues (Thalès, Anaximandre, Anaxagore…), les Grecs avaient déjà cette préoccupation. La méditation prenait alors la forme du muthos, du mythe. En faisant dans la Théogonie du Chaos l’origine du monde, Hésiode montre que la démesure est première et que ce n’est qu’en luttant contre elle que le monde s’organise. Chez Homère, ce sont les malheurs démesurés de l’humain qui sont constitutifs de l’œuvre, les malheurs des Achéens dans l’Iliade, du seul Ulysse dans l’Odyssée. Mais, là encore, la démesure est maîtrisée par l’art du poète, par la mesure du vers. Mallarmé ne dira pas autre chose lorsqu’il écrira que le monde est fait pour aboutir à un beau livre. C’est Ithaque qui donne son sens à l’Iliade et l’Odyssée : la démesure de la guerre, celle des épreuves sur le chemin du retour sont vaincues par la raison, la paix et la sérénité l’emportent. C’est le même principe qui est à l’œuvre dans la tragédie. Le malheur s’abat sur l’homme suite à une transgression des limites. L’homme tragique est victime de l’hubris qui le détruit (Xersès dans Les Perses d’Eschyle) ou contre lequel il lutte (Œdipe à Colone de Sophocle). Si toutes les analyses sont brillantes, celle que fait Mattéi de l’Orestie l’est encore plus. L’hubris d’Oreste a pour origine l’infamie d’Atrée qui, lors d’un banquet, servit à son frère Thyeste ses propres enfants. La malédiction s’abattra d’Atrée sur Agamemnon et d’Agamemnon sur Oreste. Pour mettre fin à cela, pour retrouver la mesure, deux choix étaient possibles : la vengeance des Érynies ou la mise en place de la justice moderne. Laisser les Érynies faire payer le prix du sang, c’est répondre à la démesure par la démesure. Instaurer le tribunal sous l’égide d’Athéna, déesse de la sagesse, c’est répondre à la démesure par la raison. Les Grecs choisirent la seconde alternative. C’est sans doute la leçon que la modernité a oublié. Alors que les Grecs considéraient la limite de manière positive et l’illimité de manière négative, nous faisons le contraire. En grec, l’illimité, l’apeiron, désigne aussi l’ignorance. La limite, la peiras, par contre, est ce qui définit les choses, ce qui les fait surgir du néant en traçant une figure. Le Christianisme a inversé cette échelle de valeur. L’illimité, c’est Dieu et Dieu, c’est l’Être alors que la finitude, la mesure, est la marque de nos limites, de nos imperfections. La sagesse grecque consiste à pourfendre la démesure. Mattéi nous le montre en quittant le domaine du muthos pour passer à celui du logos et en analysant les textes des grands penseurs grecs, de Pythagore à Platon. Quelles que soient leurs différences, ils se rejoignent tous sur un point : le bonheur réside dans la juste mesure. Les plus vieilles maximes, celle des sept sages, « Rien de trop », « La mesure est le mieux »…, insistaient sur cette idée pour mieux montrer que l’homme, de par sa volonté de conquérir le monde, s’expose constamment à l’hubris. La thèse de Mattéi est donc la suivante : contrairement à ce que beaucoup de penseurs du XXe siècle croient, la raison est maîtrise et il ne peut y avoir d’hubris de la pensée sauf, bien entendu, si celle-ci n’est pas gouvernée par des principes rationnels. La raison devient déraisonnable, cesse d’être raison, lorsqu’elle est mal gouvernée, lorsqu’elle cesse de donner la mesure. Mattéi défend alors Platon auquel on a reproché son excès de rationalité, un excès qui dans le domaine politique aurait engendré la démesure. N’oublions pas que Platon est profondément anti-démocrate et que des penseurs comme Popper y ont vu une apologie du totalitarisme alors que la seule chose que revendique l’auteur de la République est que les meilleurs gouvernent et cela pour éviter… la démesure. La démocratie étant le règne de l’opinion, de l’absence de raison. Nietzsche l’avait déjà compris : en faisant de la science, de la technique, du capitalisme (le communisme étant une réponse démesurée, signale Mattéi, à la démesure économique de celui-là) et de la démocratie des alliés, ces figures de la rationalité allaient engendrer la démesure. « Rien de trop » ? Pas pour elles, certainement pas pour elles. « Le paradoxe de la modernité, Nietzsche en fut le témoin majeur, tient à son double aveuglement sur sa double démesure. L’hubris brutale est celle des guerres mondiales, des camps d’extermination, des armes atomiques et du terrorisme ; l’hubris douce est celle du vide de l’existence, de la massification sociale, de l’atomisation des individus et des formes procédurales qui ont évacué tout contenu substantiel. » Relisons les Grecs. Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure. Éditions Sulliver. 19 €