Détenteur de plus d'un million d'actions, M. Einhorn a saisi la justice pour qu'Apple libère une partie de son trésor à destination des authentiques propriétaires de la firme, les actionnaires, sous forme du dividende.
Par Stéphane Montabert.
L'évocation du Trésor Géant d'Apple sur Contrepoints est une lecture conseillée. La plume talentueuse de Georges Kaplan décrit le magot sur lequel est assis la firme de Cupertino :
[Au] dernier pointage, au 29 décembre 2012, Apple détenait pas moins de 137,112 milliards de dollars sous forme de liquidités, de fonds d’investissement, d’actions, de bons du Trésor et autres actifs financiers ; soit pratiquement 70% du total de son bilan. Disons les choses clairement : c’est énorme ; au cours actuel, c’est largement assez pour racheter 48 fois Peugeot ou 60% des actions de Microsoft.
Si Apple a accumulé un tel trésor de guerre, c’est pour trois raisons : primo, depuis le lancement des iPhones et autres iPads, la firme californienne gagne énormément d’argent ; deuxio, elle ne verse pas de dividendes à ses actionnaires (tout au plus rachète-t-elle quelques actions de temps en temps) ; tertio, et c’est là que le bât blesse, elle n’a pas réinvestit cette petite montagne de dollars dans son appareil de production.
Et l'auteur de s'interroger sur les droits des actionnaires face à la mauvaise volonté manifeste d'Apple de partager les bénéfices avec eux. Mais il ne fait qu'entrouvrir la porte d'une situation aussi étrange que potentiellement explosive pour toute l'économie mondiale... Des perspectives qui requièrent quelques explications.
Une action représente une fraction du droit de propriété d'une entreprise. À ce titre, elle accorde à son propriétaire le droit de percevoir un dividende, une part du bénéfice, s'il y en a. La promesse du dividende explique à elle seule la valeur de l'action. Une action assortie d'un dividende toujours nul serait sans aucune valeur. Qui engagerait son épargne dans une aventure dénuée de toute promesse de gain ?
Si le dividende peut être nul un certain temps, il n'a pas vocation à le rester éternellement.
Les société américaines ont une tradition historique de niveaux élevés de dividendes. La rémunération maximale des actionnaires a longtemps été la règle outre-atlantique. La pratique a vu ses limites en temps de crise, lorsque ces entreprises généreuses se retrouvèrent fort dépourvues. Comment moderniser sa gamme et se renouveler sans argent de côté ? Comment se défendre contre la concurrence quand tout a été distribué aux actionnaires jusqu'au dernier sou ?
Quelques déconvenues retentissantes dans les années 90 provoquèrent une remise en cause de la stratégie : rémunérer l'actionnaire certes, mais en gardant aussi de quoi assurer un changement de cap en cas de coup dur.
Parfaitement conscient de ces errements au moment de secourir Apple, Steve Jobs insista carrément pour que la société ne verse aucun dividende. Tout le monde comprit le message : qu'elle utilise plutôt l'argent pour sa propre croissance. Si l'absence totale de partage du bénéfice par une société profitable fut une nouveauté pour le monde financier, les investisseurs s'en accommodèrent bien vite. Après tout, ils ne renonçaient à un dividende immédiat que contre la promesse d'un dividende futur redoublé !
C'est ainsi que, quasiment sans jamais verser d'argent à ses actionnaires, l'action d'Apple atteignit des sommets, au point de devenir pendant une partie de l'année 2012 la première capitalisation boursière mondiale.
Mais qui dit sommets vertigineux dit sommets dangereux...
Pendant les années fastes, Apple alla beaucoup trop loin. Nous ne sommes plus dans l'investissement pour une quelconque croissance future. Le trésor de 137 milliards de dollars sur lequel s'assied la société n'est absolument pas réinvesti dans quoi que ce soit, mais simplement thésaurisé. Tout au plus est-il placé dans quelques outils financiers pour ne pas dormir sur un compte, mais peu s'en faut.
Les choses pourraient changer avec la plainte déposée par un certain David Einhorn, actionnaire minoritaire et détenteur du fonds Greenlight Capital.
Détenteur de plus d'un million d'actions, M. Einhorn a saisi la justice pour qu'Apple libère une partie de son trésor à destination des authentiques propriétaires de la firme, les actionnaires, sous forme du dividende tant attendu.
Il est trop tôt pour savoir comment se conclura la plainte de M. Einhorn, même si la justice américaine a toutes les chances de statuer que ce genre de décision revient en fin de compte à l'Assemblée Générale des actionnaires. Mais la brèche est ouverte. Dans le meilleur des cas, elle donnera des idées à d'autres. Qu'il s'agisse d'une OPA hostile ou d'une fronde des actionnaires, le magot d'Apple suscite la convoitise.
Le trésor est devenu un boulet.
Alors que les experts financiers d'Apple planchent sur les moyens de dégonfler le tas de dollar, les sommes en jeu donnent des maux de tête. Imaginez l'effet sur le cours de l'action de l'annonce d'une distribution prochaine d'une centaine de milliards de dollars de dividendes !
Que ce soit en un gros paquet ou par "petits bouts", la firme de Cupertino va être contrainte de libérer l'argent, tôt ou tard. Le cours de l'action Apple s'envolera fiévreusement à l'approche de la nouvelle, et plus encore près du jour d'un versement. Et dans le meilleur des cas, les hausses colossales s'effaceront finalement avec des baisses de même ampleur lorsque le trésor pesant aura été restitué.
Autrement dit, l'action Apple s'apprête à jouer les montagnes russes dans un proche avenir. Des variations énormes sur une des plus grosses capitalisations boursières mondiales, de quoi faire tousser toutes les places financières de la planète ! Et de susciter à l'occasion de jolis mouvements de panique.
L'économie mondiale n'avait certainement pas besoin de ça !
Beaucoup de malheurs à venir auraient pu être évités si M. Steve Jobs (paix à son âme) avait été un tout petit peu moins intransigeant dans ses positions économiques, et si la clique de hauts responsables qui lui succéda avait fait preuve d'un peu moins de suivisme. Mais le mal est fait.
Comme souvent dans l'histoire, la distribution du butin risque de dégénérer.
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