Magazine
Ouvrons aujourd'hui, à l'occasion du jeudi 10 avril de l'an de grâce 2008, un nouveau
volet de notre passionnante étude sociolo-psycho-soliblogo-moutonique:
"Ils sont partout (de la bonne
influence de Soliblog sur beaucoup de choses, de gens et
autres)"
et prenons connaissance d'un looooooooooooong mais ôôôôô combien passssssionnant article paru dans Le Monde Diplomatique (Edition imprimée — Janvier 2008 — Pages 20 et 21).
La télévision forge-t-elle des individus ou des moutons? Vivre en troupeau en se pensant libres."L'individualisme n'est pas la maladie de notre époque, c'est l'égoïsme, ce self love,
cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L'époque est à
la promotion de l'égoïsme, la production d'ego d'autant plus aveugles
ou aveuglés qu'ils ne s'aperçoivent pas combien ils peuvent être
enrôlés dans des ensembles massifiés. Et c'est bien d'ego qu'il s'agit,
puisque les gens se croient égaux alors qu'en réalité ils sont passés
sous le contrôle de ce qu'il faut bien appeler le « troupeau ». Celui
des consommateurs, en l'occurrence.
Vivre en troupeau en affectant d'être libre ne témoigne de rien
d'autre que d'un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la
mesure où cela suppose d'avoir érigé en règle de vie un rapport
mensonger à soi-même. Et, de là, à autrui. Ainsi ment-on effrontément
aux autres, ceux qui vivent hors des démocraties libérales, lorsqu'on
leur dit qu'on vient – avec quelques gadgets en guise de cadeaux, ou
les armes à la main en cas de refus – leur apporter la liberté
individuelle alors qu'on vise avant tout à les faire entrer dans le
grand troupeau des consommateurs.
Mais quelle est la nécessité de ce mensonge ? La réponse est simple.
Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon
système de production capitaliste fabrique pour lui. « Librement » car,
forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer doit être
constamment accompagnée d'un discours de liberté, fausse liberté bien
sûr, entendue comme permettant de faire « tout ce qu'on veut ».
Notre société est en train d'inventer un nouveau type d'agrégat
social mettant en jeu une étrange combinaison d'égoïsme et de grégarité
que j'épinglerai du nom d'« égo-grégaire ». Il témoigne du fait que les
individus vivent séparés les uns des autres, ce qui flatte leur
égoïsme, tout en étant reliés sous un mode virtuel pour être conduits
vers des sources d'abondance. Les industries culturelles (1)
jouent ici un grand rôle : la télévision, Internet, une bonne partie du
cinéma grand public, les réseaux de la téléphonie portable saturés
d'offres « personnelles »...
La télévision est avant tout un média domestique, et c'est dans une
famille déjà en crise qu'elle est venue s'installer. On a parlé de
l'« individualisation », de la « privatisation » et de la
« pluralisation » de la famille, issues de la désarticulation inédite
des liens de conjugalité et des liens de filiation. Certains auteurs
évoquent même une « désinstitutionnalisation » qui serait à rattacher à
la chute des relations d'autorité et à la montée de relations
d'égalité. De groupe structuré par des pôles et des rôles, la famille
devient un simple groupement fonctionnel d'intérêts
économico-affectifs : chacun peut vaquer à ses occupations propres,
sans qu'il s'ensuive des droits et des devoirs spécifiques pour
personne. Par exemple, chacun – père, mère ou enfants – ira grappiller
dans le réfrigérateur de quoi se sustenter aux heures où il lui faudra
apaiser sa faim avant de retourner dans sa chambre devant la télé ou la
vidéo sans en passer par le rituel commun du repas.
Ces aspects sont connus. Ce qui l'est moins, ce sont les
modifications introduites par l'usage de la télévision. Celle-ci change
en effet les contours de l'espace domestique en affaiblissant encore le
rôle déjà réduit de la famille réelle et en créant une sorte de famille
virtuelle venue s'adjoindre à la précédente. Certaines études
nord-américaines l'appellent depuis longtemps déjà le « troisième
parent » (2).
On devrait prendre cette expression au pied de la lettre et non pas la
considérer comme une simple métaphore, tant ce troisième parent occupe
souvent une place plus importante que les deux premiers.
Ce nouveau parent amène avec lui, dans l'espace désormais
désinstitutionnalisé de l'ancienne famille, la sienne propre, qui, pour
être virtuelle, n'en est pas moins envahissante. Ce troisième parent
pour les enfants, qui est en même temps le meilleur ami de la famille
pour les vrais parents, constitue en somme le vecteur qui permet
d'abouter aux restes de la famille réelle une nouvelle famille
virtuelle. Cette extension s'est d'autant plus facilement imposée que
la propagation des postes de télévision s'est répandue dans tout
l'espace privé : en plus du poste trônant au centre du foyer, dans le
salon, comme il y a une génération, on en trouve désormais jusque dans
les chambres des enfants (3).
Cette extension virtuelle de la famille permise par le troisième
parent a été peu perçue par les sciences sociales. Elle avait pourtant
été parfaitement repérée par la littérature, dès les débuts du règne de
la télévision. En 1953, dans son saisissant roman d'anticipation Fahrenheit 451,
l'auteur américain Ray Bradbury montrait plusieurs aspects du problème
dont on n'a souvent retenu qu'un seul : une société où la télévision a
pris la place du livre (4).
Un film, réalisé par François Truffaut en 1966, en a été tiré :
l'action se situe dans un avenir proche où la société juge les livres
dangereux, les considère comme un obstacle à l'épanouissement des gens.
Si la question du rapport télévision/livre a bien été perçue, on a
peu pris en compte la seconde question décisive que posait cette
histoire : la télévision comme nouvelle famille. Cet aspect est
pourtant très présent au travers du grand rôle joué dans le récit par
l'épouse de Montag. Mildred (Linda, dans le film) est complètement
assujettie au système de vie aseptisée et obligatoirement heureuse
instauré par le « Gouvernement ». Elle consomme autant de pilules qu'il
en faut pour éviter toute anxiété. Et, surtout, elle vit avec la
télévision, qui se trouve dans toutes les pièces du foyer et qui couvre
toute la surface du mur (le récit a un peu d'avance sur notre
technologie, mais heureusement nous avons déjà des écrans plats de plus
en plus grands).
Ces « murs parlants », comme le narrateur les nomme, représentent ce
qu'elle appelle sa « famille », dont les personnages virtuels vivent
tous les jours dans le salon de Mildred. L'ambition la plus
significative de l'héroïne est même de se payer un jour un quatrième
mur-écran pour améliorer... la vie de famille.
La force du roman est d'avoir su, très tôt, révéler ce trait :
cependant que la famille réelle – avec ses codes, ses lieux et ses
hiérarchies – disparaissait lentement, elle se trouvait remplacée par
une nouvelle communauté immense et volatile, amenée par la télévision.
Dès 1953, Bradbury avait saisi que, désertant les anciens rapports
sociaux réels, les téléspectateurs se mettaient à appartenir à une même
« famille » en ayant soudain les mêmes « oncles » raconteurs
d'histoires drôles, les mêmes « tantes » gouailleuses, les mêmes
« cousins » dévoilant leurs vies.
Ainsi, les très nombreux talk-shows et autres émissions de
divertissement diffusés aujourd'hui par les chaînes généralistes
fournissent toute une galerie de portraits de famille : du timide
impénitent au hâbleur incorrigible, en passant par le râleur patenté,
l'ex-militant recyclé en paillettes, le prof idiot, l'écolo de la bonne
bouffe, le cynique un peu gaulois, la blonde pétulante à anatomie
renforcée, l'éternelle idole des jeunes, le crooner du troisième âge,
la star du porno en défenseur des droits de l'homme, l'homosexuel dans
toutes ses déclinaisons, le handicapé rigolo, la drag-queen
tout-terrain, le penseur attitré, le beur volubile, les acteurs avec
leurs lubies, les sportifs au grand cœur, le défenseur des bonnes
causes perdues d'avance, et même le psychanalyste plein de
sous-entendus freudo-lacaniens... Soit une centaine de personnes
circulant sans cesse d'une chaîne à l'autre et valant de l'or, bref,
ceux qu'on appelle aujourd'hui les people, derrière lesquels courent les responsables politiques en mal d'audience.
On trouve désormais ses cousins, ses oncles et ses tantes en zappant
et, en plus, ils sont drôles ou du moins supposés tels. Ce que les
histoires de famille (les petites et les grandes, les comiques et les
tragiques) n'apportent plus, c'est désormais la « famille » de la
télévision qui est appelée à le fournir. C'est elle qui console les
esseulés et anime les groupes en manque de verve. Non seulement la
« télé » fournit une « famille », mais elle constitue ceux qui la
regardent en grande famille. Chacun se confie à tous dans un idéal de
transparence où l'on ne peut plus rien se cacher. A longueur
d'émissions, les « secrets de famille » les mieux gardés sont tous
éventés ; aucun ne résiste aux grands déballages. Sous le soleil de Big
Brother, chacun doit tout dire à tous. Même les adolescents et les
jeunes adultes en passent par le confessionnal de « Loft Story » ou de
« Star Academy » (5).
La nouveauté de ces émissions, c'est que cette « famille », le
téléspectateur peut désormais la composer à son gré – par exemple en
tapant 1 s'il veut soutenir Cyril ou 2 s'il veut éloigner Elodie...
On pourrait se demander : après tout, pourquoi pas cette
virtualisation des rapports familiaux ? N'est-ce pas là le cours même
de l'histoire ? De sorte qu'il n'y aurait aucune raison de porter un
jugement dépréciatif sur la période actuelle, surtout si c'est pour
mieux valoriser celle qui n'existe plus. D'ailleurs, le temps où l'on
étouffait dans les familles réelles n'est pas si loin. Le fameux : « Famille, je vous hais »
d'André Gide, repris par les étudiants de 1968, ne remonte qu'à une ou
deux générations. En ce sens, ne faut-il pas mieux une « famille »
virtuelle qu'une vraie famille sachant que, quand on en est vraiment
fatigué, il suffit de tourner le bouton sans avoir, comme autrefois, à
« tuer le père » ?
La réponse est simple : le téléspectateur qui aime les personnages
de cette « famille » ne peut évidemment pas être payé de retour car
ceux-ci, étant virtuels, ne peuvent qu'être parfaitement indifférents à
son sort. Sauf, évidemment, si celui-ci devient médiatisable. Dans ce
cas, on fera entrer le personnage malheureux « dans » le poste, et des
surdémonstrations d'amour lui seront données, comme pour faire oublier
la non-réciprocité fondamentale du média.
De là s'ensuivent une autre question et une nouvelle réponse.
Pourquoi y a-t-il lieu de faire toute cette dépense en technologie (des
caméras, des techniciens, des grilles de programmes, des satellites,
des réseaux, etc.) et en investissements divers (financiers,
libidinaux, etc.) si c'est pour ne pas faire vraiment exister les
sujets qui regardent la télévision en y passant tant de temps ? La
« famille » serait-elle le règne du pur divertissement pascalien ? On
le sait, il était autrefois concentré sur le roi dans la mesure où ce
dernier soutenait tout le monde cependant que personne ne le soutenait.
Ainsi, pour échapper au risque majeur de mélancolisation du roi, il n'y
avait d'autres moyens que de le divertir en permanence. Nous serions
dans une situation similaire aujourd'hui, à la différence près que tout
le monde, dans les démocraties de marché, devrait être diverti.
Mais divertir le sujet ne suffit pas. Loin s'en faut. On peut mieux
faire. Si ce n'est pas au premier chef l'existence subjective de
l'autre qui préoccupe cette « famille », c'est tout simplement parce
que rien ne la préoccupe, dans la mesure où elle n'est elle-même qu'un
leurre. Derrière se cache la seule réalité consistante, l'audience (une
audience fidélisée par le simulacre), qui se mesure, se découpe en
parts afin de pouvoir se vendre et s'acheter sur le marché des
industries culturelles.
S'il reste un esprit assez naïf pour croire que la qualité des
émissions entre en ligne de compte dans la programmation, il risque
fort de déchanter dès la première investigation. Seule compte
l'audience, car c'est uniquement elle qui influe sur les affaires
sérieuses : le prix des espaces publicitaires. Règle qu'un directeur
des programmes de TF1, par ailleurs enseignant à Dauphine et à la
Sorbonne, a énoncée à l'usage des apprentis programmateurs : « Il
est inutile d'augmenter les coûts pour provoquer un programme meilleur
que celui qu'on diffuse si vous avez déjà la meilleure audience (6). »
On connaît désormais les propos tenus à l'origine en petit comité par M. Patrick Le Lay, président de TF1 : « Nos émissions ont pour vocation de rendre [le cerveau du téléspectateur] disponible :
c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux
messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau
humain disponible. Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette
disponibilité (7). »
C'est donc bien cela qu'il faut élucider : la façon précise dont est
obtenue cette disponibilité. Or, s'il n'existe aucune autre activité
sociale qui soit plus évaluée que la consommation télévisuelle, ces
mesures ne disent quasiment rien sur la subjectivité des publics. C'est
pourquoi il convient d'inventorier cette vaste zone d'ombre où de
l'énergie psychique est captée pour être convertie en audience. Je
forme donc ici l'hypothèse que ce qui permet à cette audience de se
constituer comme fidèle s'explique par le fonctionnement de la
télévision comme famille virtuelle de substitution.
Prendre en considération cette « famille » est indispensable à qui
veut vraiment décrire et penser notre monde et ses sujets. Cela permet
d'en percer la vraie nature. Ainsi Bernard Stiegler, dans un vif petit
livre à propos de la télévision et de la misère symbolique, indique que
« [l'audiovisuel] engendre des comportements grégaires et
non, contrairement à une légende, des comportements individuels. Dire
que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent,
un leurre extraordinairement faux (...). Nous vivons dans une société-troupeau, comme le comprit et l'anticipa Nietzsche (8)».
La famille en question serait donc en fait un « troupeau », qu'il ne
s'agirait plus que de conduire là où l'on veut qu'il aille s'abreuver
et se nourrir, c'est-à-dire vers des sources et des ressources
clairement désignées. Ce n'est pas à Friedrich Nietzsche, dont les
qualités de grand démocrate restent à démontrer, que je me référerai,
mais à Emmanuel Kant et à Alexis de Tocqueville.
Kant développe le thème de la mise en troupeau des hommes dans Qu'est-ce que les Lumières ?
(1784). Elle intervient, pour lui, dès lors que les hommes renoncent à
penser par eux-mêmes et qu'ils se placent sous la protection de « gardiens qui, par “bonté”, se proposent de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d'abord stupide leur troupeau [Hausvieh, littéralement « bétail domestique »],
et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent
oser faire le moindre pas hors du parc où ils sont enfermés, ils leur
montrent ensuite le danger qu'il y aurait de marcher tout seul ». A la
liste des gardiens du troupeau avancée par Kant – le mauvais prince,
l'officier, le percepteur, le prêtre, qui disent : « Ne
pensez pas ! Obéissez ! Payez ! Croyez ! » –, il convient évidemment
d'ajouter aujourd'hui le marchand, aidé du publicitaire ordonnant au
troupeau de consommateurs : « Ne pensez pas ! Dépensez ! »
Quant à Tocqueville, il est remarquable que cet éminent penseur de
la démocratie ait envisagé la possibilité de la mise en troupeau des
populations lorsqu'il s'interrogeait sur le type de despotisme que les
nations démocratiques devaient craindre. La notion de « troupeau »
apparaît justement, en 1840, lorsqu'il indique que la passion
démocratique de l'égalité peut « réduire chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux » délivrés du « trouble de penser » (9). Et de fait, c'est vrai : dans le troupeau, nous sommes tous vraiment égaux.
Après la prolétarisation des ouvriers, le capitalisme a procédé à la
« prolétarisation des consommateurs ». Pour absorber la surproduction,
les industriels ont développé des techniques de marketing visant à
capter le désir des individus afin de les inciter à acheter toujours
davantage (10).
Les théories de Sigmund Freud ont alors été mises à profit, via leur
adaptation au monde de l'industrie qu'a réalisée... son neveu américain
Edward Bernays. Ce dernier a exploité (d'abord pour le fabricant de
cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d'incitation à la
consommation de ce que son oncle appelait l'« économie libidinale (11)».
Le génie de Bernays, c'est d'avoir vu très tôt le parti qu'il pouvait tirer des idées de Freud. En effet, dès 1923, dans Crystallizing Public Opinion, il explique que les gouvernements et les annonceurs peuvent « enrégimenter l'esprit comme les militaires le font du corps ». Cette discipline peut être imposée en raison « de la flexibilité inhérente à la nature humaine individuelle ». Bernays indique que « la solitude physique est une vraie terreur pour l'animal grégaire [gregarious animal], et que la mise en troupeau lui
cause un sentiment de sécurité. Chez l'homme, cette crainte de la
solitude suscite un désir d'identification avec le troupeau et avec ses
opinions ».
Mais, une fois dans le « troupeau », l'« animal grégaire » souhaite
toujours exprimer son avis. Par conséquent, les communicateurs doivent « faire appel à son individualisme [qui] va étroitement de pair avec d'autres instincts, comme son égotisme ».
C'est pourquoi Bernays recommande de toujours lui parler de « son »
désir. Cette mise en troupeau a pour objet d'homogénéiser les
comportements de façon à conquérir des marchés et par là même de
maximiser la rentabilité, en s'appuyant notamment sur les médias
audiovisuels de masse, dont la radio et le cinéma, puis la télévision
inventée peu après, utilisés pour fonctionnaliser la dimension
esthétique de l'individu.
Ce qui est remarquable, c'est que parler d'une société-troupeau de
consommateurs prolétarisés n'est nullement incompatible avec le
déploiement d'une culture de l'égoïsme érigé en règle de vie – bien au
contraire : ces notions s'appellent et se soutiennent l'une l'autre.
Cette vie dans un troupeau virtuel incessamment mené vers des sources
providentielles pleines de sirènes et de naïades suppose en effet un
égoïsme hypertrophié présenté comme accomplissement démocratique. « Sois toujours plus toi-même en participant toujours plus à la famille », « Avec nous, tu seras au centre du système » ou « au centre de la banque, du réseau et de tout ce que tu veux »
– on pourrait aligner mille « pubs » fonctionnant sur le même registre,
car les publicitaires sont spécialisés dans l'utilisation de ce truc
(grossier, mais imparable) consistant à flatter, sous toutes ses formes
possibles, l'égoïsme des individus.
Avec cet « égoïsme grégaire » (rappelons que « grégaire » vient du latin gregarius, de grex, gregis,
« troupeau »), nous sommes sans doute devant un type d'« agrégat »
assez nouveau qu'il conviendrait d'inventorier d'autant plus vite que
son versant égoïste lui interdit à jamais de se découvrir lui-même en
être collectif. Nous sommes avec ces formations égo-grégaires comme
devant des monstres sécrétés par la démocratie. Des monstres, car ces
formations sont profondément antidémocratiques : elles fonctionnent à
l'omission volontaire et au procédé artificieux constamment répétés, à
l'achat des consciences, au coup d'esbroufe gagneur, au profit rapide
et maximal et, de surcroît, elles contaminent de plus en plus le
fonctionnement démocratique réel subsistant en contribuant notamment à
la « peoplelisation » du politique.
La vie en troupeau virtuel fonctionne à partir d'une sérialisation
des individus exposés à de multiples possibilités de satisfaction de
convoitises égoïstes, constamment excitées et relancées. Par
sérialisation, j'entends une perte du sentiment d'appartenance à une
(ou à la) collectivité humaine, le surgissement d'une anomie conduisant
les membres d'un groupe à vivre chacun pour soi et dans l'hostilité
envers les autres. Cette sérialisation contribue à faire en sorte que
chaque membre du troupeau virtuel se place librement sous le faisceau
des offres de satisfaction.
Pour l'y inciter, une offre à regarder suffit, qui peut en principe
être déclinée ou acceptée (« en principe », car les enfants sont en
fait souvent placés quasiment de force devant le téléviseur par les
parents afin qu'ils se tiennent tranquilles). S'il accepte cette offre,
presque forcée, à regarder, le membre du troupeau sera « pris » car il
regardera en croyant qu'il regarde librement la télévision. C'est alors
qu'est mobilisée une des particularités de la pulsion scopique :
l'inversion du sens du regard permettant qu'à la fin ce ne soit plus
tant le spectateur qui regarde la télévision, mais que ce soit, de
facto, la télévision qui regarde le spectateur. Ce renversement doit
bien sûr être aussi indolore que possible.
Tout part d'un contrat mensonger selon lequel le spectateur croit
pouvoir regarder sans être vu. De là naît ce sentiment de
toute-puissance égoïste qui atteint celui qui croit « faire ce qu'il
veut » en regardant ce qu'il veut bien regarder. La preuve ultime étant
qu'il peut zapper à sa guise. En réalité, ce spectateur n'est pas
tout-puissant, loin s'en faut : il est regardé et même scruté sûrement
plus qu'il ne regarde. N'oublions pas qu'aucune autre activité sociale
n'est plus mesurée que celle qui a trait aux pratiques télévisuelles.
Le même phénomène vaut d'ailleurs pour tous ces nouveaux ensembles
égo-grégaires. En effet, de même qu'avec Internet de multiples
programmes-espions résidents ou à distance enregistrent le regard du
l'internaute par l'intermédiaire de ses clics de souris, de façon à
dresser de lui un portrait-robot qui rendra possible de le regarder
sous toutes ses coutures et sous toutes ses habitudes, de multiples
boîtes noires enregistrent les moindres réactions du téléspectateur. De
sorte que, quand il regarde, il est aussi regardé.
La télévision, c'est un œil dardé en direction de chaque membre ou
groupe de membres du troupeau. L'habituel : « Je vais me détendre un
moment en regardant la télévision » est donc bien fallacieux. Car,
alors, c'est l'Autre qui vous regarde, vous, mais pas seulement vous
puisqu'il regarde en même temps chaque membre du troupeau. Et, bien
sûr, tous ces yeux aveugles de la télévision, dardés vers les membres
du troupeau virtuel, sont interconnectés. Ce qui compose un immense
réseau où chacun est constamment exposé et regardé par ce qu'il
regarde. Et directement conduit vers les sources où cet Autre veut
qu'il aille se nourrir et se désaltérer avec ses congénères du troupeau
(et l'on sait que, pour le président-directeur général de la principale
chaîne française de télévision, dont l'offre fut retenue au titre du
« mieux-disant culturel », ce sont préférentiellement des sources de
Coca-Cola).
La télévision fonctionne comme une sorte de panoptique de Bentham à l'envers. Dans celui-ci, comme Foucault l'a montré, « [chacun] est vu, mais ne voit pas », de façon à « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir (12) ».
Ici, raffinement supplémentaire (c'est ça le progrès) : personne n'est
vu, mais chacun est regardé par ce grand Autre aveugle qu'il regarde.
Il ne s'agit plus en effet pour lui de voir chacun des membres depuis
un seul point de vue central, mais de faire regarder chacun dans
certaines directions très précises, celles qui promettent le bonheur
par la satisfaction généralisée et automatique de besoins, évidemment
dûment répertoriés et... pré-visibles."
Dany-Robert Dufour
Philosophe,
professeur en sciences de l'éducation à l'université Paris-VIII, Dany-Robert Dufour est
directeur de programme au Collège international de philosophie; auteur
de Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, Paris, 2007, et de On achève bien les hommes, Denoël, Paris, 2005.
(1) On doit le concept d'« industrie culturelle » à Theodor W. Adorno, dont l'analyse critique de la Kulturindustrie demeure d'une grande actualité. Cf., par exemple, Philosophie de la nouvelle musique (1962), Gallimard, Paris 1985, p. 15-17. (2) L'expression figure dans le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur « La délinquance des mineurs » (26 juin 2002) : « La
télévision a pénétré à un tel point la vie des familles et joue un tel
rôle dans le quotidien des enfants qu'on peut, sans exagérer, parler de
“troisième parent” pour la désigner ».
(3) En Europe, entre un et deux tiers des enfants ont désormais la télévision dans leur chambre. Cf. Sonia Livingstone et Moira Bovill, Children and Young People in a Changing Media Environment, Lawrence Erlbaum, Londres, 2001.(4) Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Denoël, Paris, 1966.(5)
Le fait que les promoteurs de la première émission de ce type l'ait
appelée « Big Brother » (aux Pays-Bas, en 2000) indique combien la
virulente critique politique présente dans le roman de George Orwell, 1984, est désormais déniée.(6) Cf. Laurent Fonnet, La Programmation d'une chaîne de télévision, Dixit - DESS, communication audiovisuelle université Paris-I, Paris, 2003.(7) Collectif, Les Dirigeants face au changement, Editions du huitième jour, Paris, 2004.(8) Bernard Stiegler, Aimer, s'aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Galilée, Paris, 2003, p. 30.(9) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Œuvres II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1992.(10) Cf. Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit 1, 2 et 3, Galilée, Paris, 2004-2006.(11)
Bernays, neveu de Freud, faisait de son oncle le destinataire de ses
livres. Il est resté en contact régulier avec lui pour la traduction
des travaux de ce dernier et leur publication aux Etats-Unis.(12) Michel Foucault, Surveiller et punir,
Gallimard, Paris, 1975, p. 234. Une construction pénitentiaire
panoptique est celle où le gardien se tient dans une guérite maintenue
dans l'obscurité, édifiée au point central d'une vaste élévation en
cercle où sont distribuées sur plusieurs étages des cellules à
barreaux, violemment éclairées. Ainsi, un grand nombre de prisonniers
peuvent être vus par un seul gardien, sans qu'aucun ne sache si on le
regarde.