Dans ma précédente chronique, j’avais apporté des éléments de réponse à l’article publié par Paris Match le 7 février dernier, où il était question de la découverte « miraculeuse » du prétendu visage de L’Origine du monde de Gustave Courbet. Je m’étais limité à quelques points essentiels, notamment anatomiques, visant à mettre en lumière l’incompatibilité des deux tableaux et à souligner quelques curiosités tout à fait fantaisistes, comme la « signature secrète » dissimulée dans une oreille qui relevait moins de l’histoire de l’art que du Da Vinci Code. Un autre détail, qui nous aurait alors trop éloignés du sujet, méritait pourtant examen ; il porte sur l’identité du modèle, tant de L’Origine que du portrait de femme. Une interrogation qui n’a rien de futile et que l’on pourrait résumer ainsi : de qui L’Origine du monde est-elle le nom ?
L’article de l’hebdomadaire ne laisse pratiquement aucun doute au lecteur : il s’agit de Joanna Hifferman, dite Jo l’Irlandaise, modèle et maîtresse du peintre américain James Abbott McNeill Whistler. L’auteure du papier fait cohabiter ce dernier, Jo et Courbet « lors de deux séjours à Trouville », « à l’automne 1865 puis au printemps 1866 ». Laissons de côté le fait que les trois protagonistes ne passèrent que l’automne de 1865 dans la petite ville normande… Courbet rentra à Paris vers le 21 novembre tandis que Whistler et Jo retournèrent à Londres. Le second séjour à Trouville relève de la pure fiction, mais une fiction dont on comprend vite l’utilité. Car, un scoop n’arrivant jamais seul, l’article évoque une « découverte » supplémentaire du propriétaire du tableau : Jo aurait aussi servi de modèle à La Femme au perroquet, œuvre que le peintre réalisa pour le Salon de 1866. La jeune femme étant à Londres au moment où Courbet peignit sa toile, l’invention d’un second séjour commun à Trouville rendait peu ou prou cette version plausible. Mais la chronologie impose ses contraintes et nous savons que Jo ne vint retrouver Courbet à Paris qu’au mois de juin 1866, alors que Whistler voyageait au Chili et que La Femme au perroquet avait déjà été exposée.
Ce tableau n’a donc guère à voir avec Jo. Quant au portrait de femme présenté par Paris Match, il ne s’en rapproche pas davantage, à supposer d’ailleurs qu’il soit bien de Courbet... On objectera que Jean-Jacques Fernier, dans un encart du magazine, écrit qu’il inclura « ce portrait de Jo Hifferman » dans « le tome III du catalogue raisonné » qu’il prépare actuellement. Cette attribution correspond à une logique. En effet, Jean-Jacques Fernier pense depuis longtemps – ce qui est son droit – que Joanna Hifferman posa pour L’Origine du monde ; nous en avions, il y a quelques années, débattu en public à l’occasion du Salon du livre d’art d’Ornans (Doubs). Cet échange, tout à fait ouvert et sympathique, avait été l’occasion de constater que, sur ce point, nous ne partagions pas la même opinion. Or, en acceptant l’idée que le portrait de femme et L’Origine constituaient les pièces d’une seule et même œuvre, le spécialiste de Courbet, dans un souci de cohérence, se devait de reconnaître que le visage qui lui était présenté se confondait avec un portrait de la belle Irlandaise.
Dans mon essai (L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 4e édition, pp. 54 à 65), j’avais évoqué cette question en concluant que, même si Jo avait durant quelques semaines partagé la vie du Maître-peintre d’Ornans à l’époque présumée où celui-ci peignit L’Origine, la probabilité qu’elle eût servi de modèle était on ne peut plus réduite. Joanna Hifferman, au physique idéal pour les peintres préraphaélites (elle connaissait fort bien Dante Gabriel Rossetti), était une rousse flamboyante comme seules peuvent l’être les Irlandaises, jusqu’au cliché. Whistler l’avait ainsi décrite à son ami Fantin-Latour : « C’est les cheveux les plus beaux que tu n’aies jamais vu ! D’un rouge non pas doré, mais cuivré ». Par une étrange prémonition, il avait ajouté plus loin : « Tu sais ceci, il ne faut pas en parler à Courbet »…
Les deux peintres réalisèrent de la jeune femme plusieurs portraits, si différents que leurs interprétations et leurs styles respectifs plongent le spectateur dans une certaine circonspection. On la trouve rousse éthérée et virginale chez Whistler : A White note, 1861 (Vente Sotheby’s New York, 19 mai 2011, lot n°57), Symphonie en blanc n°1, 1862 (Washington, The National Gallery), Symphonie en blanc n°2, 1864 (Londres, Tate Gallery), Symphonie en blanc n°3 (circa 1865, Birmingham, The Barber Institute of Fine Arts), L’Artiste dans son atelier (circa 1866, Chigago, The Art Institute) ou Wapping (1861, Washington, The National Gallery – ici, moins éthérée).
De son côté, Courbet nous en livre deux versions dont l’extrême sensualité ne peut échapper au spectateur : d’abord une étude datée de 1865, probablement contemporaine du séjour à Trouville, puis un superbe portrait de 1866, Jo, la belle Irlandaise, dont on connaît quatre versions présentant quelques variantes de détail (Stockholm, Nationalmuseum – New York, The Metropolitan Museum of Art – Kansas City, Nelson-Atkins Museum of Art, enfin, collection privée). Il est en outre très probable que Jo servit de modèle à la femme aux cheveux blond-roux du Sommeil (1866, Musée du Petit-Palais), grande œuvre exécutée pour le diplomate Khalil-Bey auquel Courbet livra aussi L’Origine du monde.
Deux peintres, deux regards très contrastés portés sur la même femme, donc. Toutes ces toiles présentent cependant un point commun : Joanna Hifferman y est peinte avec une chevelure rousse flamboyante, à l’exception du Sommeil où des notes moins cuivrées, mais plus blondes, apparaissent, sans doute afin de respecter le cliché saphique classique de la blonde et de la brune qui avait cours sous le Second Empire. Notons que dans aucun de ces portraits on ne retrouve la palette utilisée dans la chevelure de La Femme au perroquet. Pas plus que dans le portrait présenté par Paris Match d’ailleurs, qui montre plutôt une brune aux sourcils noirs. Notons encore que, si les traits des visages de Jo la belle Irlandaise et du personnage du Sommeil semblent très proches, ceux des modèles de La Femme au perroquet et du portrait de femme en diffèrent très sensiblement − ces deux derniers n'offrant pas non plus de communauté physionomique très convaincante l'un avec l'autre.
Quant à L’Origine du monde, il suffit de regarder un instant ce tronçon de corps offert pour comprendre que nous n’avons pas affaire à une rousse flamboyante, sans qu’il soit besoin de préciser davantage… L’observateur jugera.
Pourquoi, dès lors, cette association de Jo et du sexe féminin le plus célèbre de l’art occidental est-elle aujourd’hui si répandue dans les media, à défaut d’être officielle ? Une approche chronologique nous renseigne. La première à avoir émis l’hypothèse que Joanna Hifferman avait « probablement » servi de modèle à L’Origine fut l’historienne de l’art Sophie Monneret, dans un ouvrage publié en 1978. Jean-Jacques Fernier la reprit dans le catalogue de l’exposition Les Yeux les plus secrets qu’il organisa en 1991 à Ornans, où le tableau, qui appartenait à Sylvia Bataille, fut pour la première fois présenté au public français.
Cette version devint, en 2000, le pivot du scénario développé par Christine Orban dans un roman qui connut un beau succès littéraire, J’étais l’origine du monde (Albin-Michel). Il était parfaitement légitime, pour l’auteure, de choisir Jo pour héroïne et d’en faire le modèle de la toile ; la fiction permet à l’écrivain la plus entière liberté dont la seule limite est celle de son imagination. La romancière, avec beaucoup d’honnêteté, n’avait d’ailleurs ni prétendu faire œuvre d’historienne ni détenir une vérité historique. C’est pourtant dans les années qui suivirent la publication de ce livre que journalistes, critiques et historiens de l’art propagèrent cette version à l’envi, alors qu’aucun élément matériel ne venait la confirmer. La toile était si emblématique que la légende, il est vrai séduisante, avait fini par prendre le pas sur la preuve scientifique.
La vérité est qu’aujourd’hui, rien ne permet d’affirmer quelle femme fut vraiment le modèle de L’Origine du monde. Seul un faisceau de présomptions m’a permis d’avancer en 2006 que Courbet avait certainement utilisé une source photographique pour composer son tableau. D’abord parce qu’il était difficilement concevable qu’un modèle pût conserver une telle pose, très inconfortable, pendant des heures, ensuite parce que des photographies existent, notamment prises par Auguste Belloc dans les années 1860, qui montrent des sexes féminins dans un cadrage très proche de celui choisi par le peintre (le visage du modèle étant caché par un jupon relevé). On sait que Courbet possédait des clichés érotiques, à l’époque vendus officiellement pour servir aux peintres, et qu’il s’inspirait parfois, pour composer ses tableaux, de photos ou de gravures. Les notices du catalogue de la rétrospective Courbet qui eut lieu au Grand-Palais en 2007, rédigées par Laurence des Cars et Dominique de Font-Réaulx apportèrent à cette hypothèse toute leur autorité.
On comprend que, pour les amateurs de la toile, la perspective qu’elle représente le sexe de la belle Irlandaise qui fut à cette époque la maîtresse de Courbet soit attirante, plaisante, presque glamour. Bien plus séduisante qu’une source photographique considérée, sous le Second Empire (et même de nos jours) comme « pornographique ». Pourtant, en l’absence de tout témoignage et de tout document, cette version reste peu crédible. Est-ce pour autant si décevant ? Ce sexe anonyme, aboutissement d’un travail réfléchi de Courbet sur les « paysages vaginaux » (voir les multiples versions de la Source de la Loue, de La Grotte Sarrazine, etc. œuvres datées, pour la plupart, de 1864), privé de tout visage, conserve son entier mystère. Il s’impose comme un «Monument à la Femme inconnue», cette Femme dont l’art occidental, par une convention bien patriarcale, avait effacé le sexe dans ses représentations peintes et sculptées pendant plus de deux millénaires.
Illustrations : Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866 (Paris, Musée d’Orsay) – Tableau comparatif de quelques portraits de Joanna Hifferman par Whistler (détails, de gauche à droite et de haut en bas) : Symphonie en blanc n°2, 1864 (Londres, Tate Gallery), A White note, 1861 (Vente Sotheby’s New York, 19 mai 2011, lot n°57), Wapping (1861, Washington, The National Gallery), Symphonie en blanc n°1, 1862 (Washington, The National Gallery) – Tableau comparatif d’œuvres de Gustave Courbet et du portrait de femme (de gauche à droite et de haut en bas) : Jo, la belle Irlandaise, 1866 (Stockholm, Nationalmuseum), Le Sommeil, 1866 (Musée du Petit-Palais, détail), Femme nue, 1866 (étude pour La Femme au perroquet, collection Jeff Koons), portrait de femme présenté par Paris Match (sans date, collection particulière).