Tes parents gardaient les moutons dans les collines de Sardaigne, loin des villes, qu’ils ne connaissaient pas, qui
leur faisaient peur. Ils préféraient la chaleur des villages où le baroque des façades brûlées de soleil, glisse déjà vers l'Italie. Ils se sont rencontrés là, au gré des transhumances
et se sont mariés dans la pauvreté et l’amour.
Les bergeries leur semblèrent trop peu accueillantes, pour le foyer qu'ils voulaient construire. Ils quittèrent leurs collines natales pour s’installer en Algérie, avec dans leur
coeur, quelques rêves de prospérité et de bonheur. Là-bas, leurs illusions s’envolèrent peu à peu : ton père fut employé dans la « plus grande mine de fer du monde », la
mine de Ouenza. Beaucoup de sueur pour un salaire de misère. Que pouvait faire un berger qui n'avait plus de moutons à garder ? A part casser des cailloux à la force de ses bras
?
Ils fondèrent une grande famille, treize enfants. Un chiffre qui aurait du porter bonheur. La seule tâche de ta mère, fut de vous élever. C'était presque
trop pour cette femme minuscule, dont l'inquiétude n'est jamais parvenu à effacer la finesse des traits. Ton père, malgré la force de son sang sarde, malgré des millions de coups de
pioche au fond de la mine, n'arrivait plus à vous nourrir. Alors, les garçons, vous êtes tous descendus à la mine. Toi le benjamin, tu as commencé à travailler à douze
ans, d'abord comme matelot et quand tes bras furent suffisamment épais, tu es descendu toi aussi. Sans te plaindre, sans dire un mot. Pas d'autre issue.
A la fin des années cinquante, la guerre d'indépendance s'était installée, ce qui restait de la famille rejoignit la France pour s'y établir. Vous n’étiez plus que trois dans la
fratrie. La
silicose avait emporté ton père depuis longtemps. Avec peut-être dans son dernier souffle une pensée à la douceur des collines. Tous les autres étaient morts, les uns après
les autres. Trop de travail, de sueur, de larmes, de souffrance, de misère, de mauvaise nourriture. Trop de nuits sur des sols en terre battue, les uns contre les autres.
Tu as rencontré ta femme, tu t’es marié à vingt-sept ans. Tu n’avais pas beaucoup d’instruction, pour ne pas dire, pas du tout. Tu voulais offrir une
meilleure jeunesse à tes futurs enfants que celle que tu avais connue. Tu as pris des cours du soir, patiemment. Tu es devenu maçon. A l’époque où l’on montait encore les murs au fil à
plomb. Tu as continué de sacrifier ta vie, ta santé, pour les élever, les nourrir, en faire des hommes et des femmes. Tu n’as jamais passé ton permis de conduire. Tu partais sur les
chantiers, en cyclomoteur, en train, en camion. Tu ne refusais jamais un déplacement pour quelques primes. Pour que les assiettes soient mieux garnies, pour que chacun trouve son paquet
au pied de l'arbre de Noël. Tu aurais travaillé la nuit, pour ça, s’il avait fallu.
Ta mère, ta soeur et ton frère, qui avaient accompagné ton retour en France, partirent à leur tour. Tu restes le dernier. Tu as donné la vie à six enfants, onze petits enfants, deux
arrières petits enfants. Oui, tu as fait tout ça, toi le fils de berger.
Aujourd’hui, tu portes le poids des ans, tu regardes cette longue lignée, qui avance, trébuchant parfois, mais avancera encore. Tu as été le maçon
de leur vie. Le fer de leur existence.
Merci pour eux. Ils ne pourront jamais te le rendre, mais ils savent tout ce qu’ils te doivent.
Merci d’avoir posé sur cette photo, où tu es si beau maintenant, comme à l’époque de ton service militaire dans l’armée de l’air. Toi qui modestement faisait tourner la tête des
femmes…Toi l’une des racines du grand arbre.
Tu es toujours resté près de la Mer. Là où j’irai jeter tes cendres, comme je te l’ai promis…Moi le benjamin comme toi. Face à la mer...
Texte et photos : R.L.