Votre Normandie natale, belle comme une carte postale, mais souvent un peu grise, vous donna un jour des
envies de Sud.
Vos rêves de jeunesse, vos désirs de soleil et sans doute un peu vos racines grecques, vous poussèrent jusque dans un petit village du Var. Petit, mais plein de soleil, riche et fier de
ses seize fontaines qui ne s’arrêtaient presque jamais. Du moins, jamais longtemps, même lors des grandes sécheresses. C'était dans les années quarante, peut-être juste après la
guerre.
Toi, tu étais boulanger. Pendant des années, tu as pétri sans relâche. Gardant jalousement le secret de tes brioches. Elles avaient l'odeur et le goût du bon beurre. Pas encore
pasteurisé ni enfermé dans l’aluminium. Juste sorti des barattes des paysans alentours et livré dans du papier blanc. La nuit, tu pensais toujours à fabriquer un peu plus de fougasses. Tu savais que les chasseurs de l'aube aimaient les glisser dans leur carnier avant des les dévorer
au petit matin. Tu les cuisais sur les grandes plaques noires. Il en reste encore des effluves, de thym, de romarin, d’olive. Odeurs envahissantes des collines. Douces réminiscences de
l’enfance.
Toi, tu étais boulangère. Tu ne pétrissais pas mais tu te levais tôt le matin, juste le temps de voir le boulanger s’endormir. Après ta toilette, tu passais une blouse. Souvent fleurie.
Puis tu allais servir le pain et toute la «boulange» de la nuit. Tu comptais et recomptais ta caisse minutieusement. Elle devait être «juste» à la fin de la
journée.
Les années passèrent ainsi.
Dans ma jeunesse mes parents achetèrent une maison juste en face de votre boulangerie, où nous passions chaque été. Une vieille maison en pierre aux murs épais, comme celles de
l’Ardèche, qui gardait beaucoup de fraîcheur. Mais nous les gosses, y restions rarement. Préférant passer nos journées à courir, jouer ou faire du vélo sous un soleil de feu. Toi la
boulangère, un peu inquiète de nous voir nous activer ainsi dans cette fournaise, avec l'inconscience de notre jeunesse, tu nous appelais, pour nous offrir des glaces.
Nous avions grandi, la maison fut vendue. Nous n'eûmes plus de vos nouvelles pour longtemps.
Je vous ai retrouvés un jour de mai deux mille six, au cours d’une ballade dans ce village de mon enfance, vingt-cinq ans plus tard. Et vous m’avez appris :
A l’âge de la retraite, l'envie vous a pris de repartir en Normandie, y couler vos vieux jours. Ce n’était pas la terre de vos ancêtres, mais c'est là-bas que vous étiez nés.
Vous avez vendu la «boutique». Dernier commerce de la rue principale du village, la rue de la République qui ne comptait pas cent mètres de long mais finissait elle aussi par une
fontaine. Et vous êtes retournés vivre sous la belle grisaille de votre enfance. Elle ne fut pas responsable du mal qui frappa le boulanger, mais rendit sa convalescence bien triste :
plusieurs attaques l’avaient affaibli. Et ses mains si sûres autrefois, ne cessaient de trembler.
La douceur du soleil et des fontaines commençait de vous manquer. Retourner dans le Var, à un âge où vous pensiez être fixés jusqu'au bout ne paraissait pas très raisonnable. La
nostalgie eut vite raison de vos hésitations. Vous avez refait les valises, les longs préparatifs méticuleux et vous êtes redescendus.
La boulangerie que vous aviez vendue était devenue une maison de village. Alors, vous avez acheté la maison voisine. C’était bien là, dans cette rue, que vous deviez finir vos jours.
Parce que vous y aviez vécu vos plus belles années.
Comme elle a dû vous manquer, là-bas en Normandie, cette Rue de la République ! Et les après-midi de soleil devant votre maison, à écouter les fontaines.
Texte et photo : R.L.