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Jour 05, Cyril : RAMONES, Road to Ruin (1978)

Publié le 01 avril 2008 par Oagd
1. Si Paul McCartney est bien mort en 1967, comme nous l'apprend Emmanuel, il s'est réincarné quelques années plus tard en une créature à première vue si différente que personne ne risquait de le reconnaître : Douglas Colvin, alias Dee Dee Ramone. Un attribut commun trahit pourtant la métempsychose :  la basse. Paul et Dee Dee font partie de la caste restreinte des bassistes compositeurs de génie, dont il faudrait, pourquoi pas sur ce site, écrire l'histoire. Une autre preuve pour les sceptiques :  McCartney a écrit Nineteen hundred and Eighty Five, et une des plus belles compositions de Dee Dee a pour titre 53rd and 3d. Rien à voir, me direz-vous. Effectivement, 53rd and 3d ne désigne pas une année, mais l'angle de deux rues de Manhattan, fameux spot de prostitution masculine. Mickey Leigh, frère cadet de Joey Ramone, ancien roadie du groupe et guitariste de plusieurs formations, dont l'éphémère Birdland avec Lester Bangs comme chanteur, raconte : « Je me souviens d'être passé en voiture au carrefour de la Cinquante-troisième Rue et de la Troisième Avenue et d'avoir aperçu Dee Dee Ramone qui faisait le piquet. Il portait un blouson de motard en cuir noir, celui qu'il porterait plus tard sur la couverture du premier album. Il se tenait juste là sans bouger, donc je n'avais aucun doute sur ce qu'il fabriquait parce que je savais que c'était le lieu de drague des tapins homos. Néanmoins, j'étais un peu choqué de trouver là quelqu'un que je connaissais, je me suis dit : « Nom de Dieu. C'est Doug, là. Il fait vraiment ça. » Danny Fields, ancien manager des Stooges, des Ramones et de Jonathan Richman, apporte des précisions : « Je ne pense pas que Dee Dee faisait le tapin à plein temps, et je sais qu'il désirait davantage les filles que les garçons. Je trouvais ça très moderne. Je pense que tout le monde devrait être capable de baiser avec tout le monde et que le genre devrait être accessoire. Dans cette perspective, Dee Dee était très moderne. »  La lecture de Please Kill me, l'extraordinaire « histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs », confirme qu'il faut ajouter un troisième ingrédient à la vie quotidienne de la scène new-yorkaise des années soixante-dix : rock, défonce ordinaire, et prostitution générale. Paul McCartney s'est beaucoup prostitué après sa mort, mais il n'est jamais allé jusqu'à vendre son corps.   2. Paul et Dee Dee ont aussi en commun d'être meilleurs musiciens qu'acteurs. Je n'ai pas vu Rock'n'roll High School, production Corman de 1979, avec les Ramones en « étudiants honoraires » d'un lycée dont la nouvelle Principale a décidé d'éradiquer chez ses élèves une passion pour le rock jugée contradictoire avec les principes d'éducation. Dee Dee était mauvais au point que, des cinq répliques qu'il devait prononcer, deux seulement subsistent dans le film, au détour d'une scène tournée dans les loges après le concert des Ramones au Roxy : "Hey, pizza!" , puis "Hey, pizza! It's great! Let's dig in!" Pendant le tournage à Los Angeles, les Ramones travaillaient avec Phil Spector à la production de l'album End of a Century, dernier espoir de percée commerciale. Le titre du film devait devenir celui de leur premier tube. Les Ramones ne se remettront jamais de ce séjour à Los Angeles, qui restera l'une des plus douloureuses stations du chemin de croix que fut la vie de Dee Dee -  à en croire son autobiographie. Il y raconte sa rencontre avec Spector, lors d'un concert de Blondie à Los Angeles. C'est très spectaculaire, et très drôle: « Ce soir-là, les Blondie ont fait un concert fantastique. Deborah Harry était carrément géniale, et elle portait une des plus mini minijupes que je lui ai jamais vues sur les fesses. Entassés tout contre la scène, tous les mecs essayaient de jeter un coup d'œil sur son petit Bikini blanc. » A la fin du concert, Dee Dee se dirige backstage pour retrouver le groupe.  « Seulement, en haut de l'escalier, un homme m'a bloqué le passage en serrant l'un contre l'autre les deux pans de rideau de velours rouge. Le type ne ressemblait à rien, sauf au comte Dracula en personne. Il portait une cape style chauve-souris, une barbe noire et des moustaches qui lui donnaient une allure démoniaque, et ses lunettes noires d'aviateur lui conféraient une allure menaçante et mystérieuse. Je devais apprendre plus tard que cet homme n'était autre que le prince des ténèbres en personne, Monsieur Phil Spector. Il s'adressa à moi : « Où croyez-vous aller ?  - Là ? Voir Debbie !  - Il faudra d'abord me passer sur le corps. » Dee Dee a vingt-sept ans en 1979, dont une quinzaine d'abus de toutes les drogues possibles : son cerveau et ses nerfs ne sont plus en état de supporter la compagnie d'un maniaque obsessionnel comme Phil Spector. Après une première tentative de fuite contrée par la menace du pistolet du producteur pointé sur sa poitrine, il abandonne très vite l'enregistrement. Au point d'avouer ne pas savoir qui a bien pu jouer de la basse sur End of a Century. Certaines chansons, qui ressuscitent  la splendeur de cathédrale du Spector années soixante, font regretter le chef d'œuvre qu'aurait été l'album si les tempéraments avaient pu s'accorder aussi bien que les talents. Sensible dès leurs débuts, l'influence de la pop féminine des sixties sur les Ramones n'a cessé de s'affirmer au fil des albums. Celui  qui précède End of a century, Road to Ruin, est un disque-clé dans l'histoire de la pop : il synthétise l'héritage des années soixante (Beatles, Beach Boys, Byrds, Spector) en distille l'essence mélodique, élabore le canevas sur lequel brodera tout un pan de la pop des années quatre-vingts. Ecoutez la guitare sur Don't come close, le contrepoint mélodique voix/guitare du refrain. Comparez avec There she goes, des La's.   3. Les Ramones traînent encore une réputation de groupe simplet, à la musique primaire, comptant davantage sur l'énergie que sur l'écriture. Souvent justifié, ce préjugé ne tient pas à l'écoute de leurs meilleurs albums, le troisième et le quatrième : Rocket to Russia (1977) et Road to Ruin (1978) ont leur place au panthéon du classicisme pop. C'est le grand classicisme de Rubber Soul et Revolver, Something else des Kinks ou Pet Sounds, la même transparence, concision et rigueur d'écriture. Alors bien sûr, ils n'ont pas franchi le pas de Revolver, ni écrit leur Abbey Road. La faute à la dope (Dee Dee), l'alcool (Joey), et Phil Spector. Les Ramones auront produit, en un an et deux albums, la quintessence de la pop. En deux versants : solaire, drôle, gazouillant en 77, sombre, amer, inquiet en 78.   4. Mary Woronov, Factory girl des sixities et danseuse du Velvet Underground dans le film Exploding Plastic Inevitable, joue la directrice fasciste, ennemi mortel des Ramones dans Rock'n'roll High School. Pop, les Ramones le sont très exactement au sens warholien. Andy aimait beaucoup les Ramones, ses disciples naturels en haut classicisme - un classicisme réinventé par le saut du tigre dans l'énergie primitive des commencements. Aux prétentions modernistes de Patti Smith ou Television, à la décadence cynique  des Dead Boys et des talentueux Heartbreakers, à la créativité revendiquée des poètes nihilistes, il préférait l'immédiateté photographique des Ramones et de leur usine pop. Tout en eux lui plaisait, car il aurait pu tout inventer, tout lui rappelait ses années soixante : quatre clones en panoplie jeans et perfecto, partageant un unique pseudonyme, l'ironie tellement naturelle qu'elle se retourne en naïveté ultra-lucide, la rigueur tautologique des textes (I don't wanna walk around with you : I don't wanna walk around with you / I don't wanna walk around with you / I don't wanna walk around with you / So why you wanna walk around with me / I don't wanna walk around with you), leur frontalité documentaire (Now I wanna sniff some glue : Now I wanna sniff some glue / Now I wanna have something to do / All the kids wanna sniff some glue / All the kids want somethin'to do). Les Ramones composent des équivalents pop des films tournés par Warhol dans les années soixante. Sleep, Eat : le titre annonce le programme, l'œuvre s'y tient à la perfection, ni plus, ni moins. Ils ont inventé la pop en série : contrairement à tous les autres, ils ne cherchent pas à dissimuler le modèle de la chanson sous une ornementation mimant l'originalité. Le prétendu simplisme des Ramones est une honnêteté et une transparence. Pas de maquillage, pas d'originalité, pas d'original. Quelques modèles de chansons et des variantes. Ecoutez, sur Road to Ruin, la série I Wanted Everything / Don't Come Close / I'm Against It / Bad Brain. C'est de la pop structurale : le même riff, avec variations de tonalité et d'ordre de succession des accords.   5. Contrairement à Paul McCartney, Dee Dee est une énigme. D'un côté, le suicide ambulant, le quasi-psychopathe au cerveau précocement embrumé puis amolli par les drogues, décrit à maintes reprises dans Please Kill Me par ses contemporains, par lui-même dans son autobiographie. De l'autre, un artiste accompli, un grand auteur-compositeur, tranchant, précis - on dira ses moyens limités, mais ce qui fait la grandeur, en pop, ce n'est pas l'étendue des moyens mais leur maîtrise, la rigueur et la souplesse de leur emploi.  C'est l'adolescent usé qui, face à Lech Kowalski, improvise dans Hey is Dee Dee Home un des plus beaux récits jamais enregistrés par une caméra : chroniqueur burlesque de son monde, impitoyable diariste de sa vie gâchée. C'est l'auteur, sur Road to Ruin, de Questionongly : « And I'm alone just me / Just me questioningly ».   6. La réédition des albums des Ramones est d'une qualité exceptionnelle. Cohérence historique et pertinence esthétique des titres ajoutés, riche iconographie, notes de pochette confiées à des témoins compétents, tous soucieux d'équilibrer l'hommage par l'analyse et la chronique. On trouve en bonus de Road to Ruin cinq titres du formidable concert au Roxy, extraits de la BO de Rock'n'roll High School, et deux titres d'End of a Century avant leur travestissement spectorien. Dans son texte, Legs McNeil, fondateur en 1977 à New York du magazine Punk et co-auteur de Please Kill me, explique l'amertume dominante de Road to Ruin par le contexte de son écriture. En juillet 1976, les Ramones donnent leur premier concert londonien au Dingwalls. Dans le public, Johnny Rotten et Sid Vicious, Paul Simonon et Mick Jones prennent des notes. Un an plus tard, les inventeurs new-yorkais du punk voient des Anglais énervés devenir des stars mondiales tandis qu'eux continuent à enchaîner les tournées foireuses pour payer leur loyer et leurs vices. Selon McNeil, Les Ramones ont compris que c'était trop tard, qu'on avait enlevé l'échelle. Ils ont malgré tout continué, « ce qui fait de Road to Ruin leur album le plus courageux ». Courageux : adjectif surprenant, risqué en cette matière, pourtant pertinent. Le courage des Ramones, au moment de Road to Ruin, est celui d'artistes renonçant à leur rêves de succès, à leur destin de star, pour assumer celui de travailleurs condamnés à trimer pour survivre. Cette prise de conscience et cette résignation expliquent la tonalité dépressive de Road to Ruin, mais aussi l'inflexion pop de l'écriture. Les délinquants deviennent des artisans, les flambeurs des travailleurs, renonçant aux séductions faciles pour l'inscription choisie dans la tradition de leur art. Le disque n'est pas pour autant laborieux ou éteint : juste plus grave et nuancé. La frappe et la concision sont intactes, mais elles portent plus loin, sondent plus profond. She's the one est de la bubble pop radicale, parfaite déclaration de bonheur, tautologie warholienne, pure surface colorée qui, comme dans les sérigraphies de Marilyn et Liz Taylor, peine à masquer le visage de la mort. Il y aura bien la tentative Spector, mais Dee Dee l'écrit, ils n'y croyaient plus. Il décrit aussi la routine glauque et déprimante des tournées, la haine permanente dans le bus des prolétaires du rock. Tommy est déjà parti en 1978, Dee Dee démissionnera quelques années plus tard, Joey et Johnny tiendront la boutique, continueront à faire marcher l'usine. Rocket to Russia / Road to Ruin. Le premier visait les sommets, le second entame la descente, se risque sur les premières pentes. C'est l'heure du déclin, la plus belle lumière.   7. Terminer par une chanson de Road to Ruin. Pas la merveille speedée I wanna be sedated, écrite par Joey, l'autre artiste du groupe, le chanteur à la voix en caoutchouc, capable de se plier à tous les registres pop. Pas la reprise  du Needles and Pins des Searchers (1964), « qui sonne mille fois plus tragique que l'originale », d'après Legs McNeil. Road to Ruin fait penser à Pour un seul de mes deux yeux, le quatrième film d'Avi Mograbi. Ses trois premiers films sur le « conflit israélo-palestinien » s'amusaient du désastre, corrigeaient la bêtise et l'horreur par la farce. Dans le quatrième, le cinéaste les regarde en face, soudain plus le cœur à déconner. Road to Ruin est le premier album sans humour des Ramones. Restent la haine, la folie, la mélancolie, les regrets, à nu. La chanson : Questioningly, écrite par Dee Dee. Legs McNeil ne comprend pas, il ne l'aime pas du tout, hésite entre deux hypothèses : tentative désespérée d'intéresser les radios ou provocation de Dee Dee contre le groupe et son image. Les inflexions plaintives de la guitare sont peut-être superflues. Mais rien que le titre... Sous ses airs de douce balade mélancolique, c'est la plus triste chanson de son auteur, des Ramones, de l'histoire de la pop. Plus triste que la plus triste de Nick Drake, plus déprimée que la plus déprimée de Smog ? Aujourd'hui, oui.

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