Argybargy vu par Thibault Balahy (blog ici)
La bande est usée, la musique de fond (Another Nail in my Heart) légèrement accélérée, la voix, nasillarde et surexcitée.
Jools Holland, durant plus d'une minute, multiplie les hyperboles pour vendre le troisième album de Squeeze, Argybargy, dans ce qui doit bien être l'un des plus longs spots
publicitaires de l'histoire de la pop. Il y vante «... des guitares et des claviers incroyables, les meilleurs textes depuis Bob Dylan, Randy Newman et Marx(...) » et
proclame que ceux qui n'achèteront pas ce disque commettront la « plus grave erreur de leur vie ».
Argybargy est paru en 1980, l'année de ma naissance. Le spot radio en question figure parmi les bonus de la réédition 2CD « deluxe » de l'album (incorporant notamment un live
entier à l'Hammersmith Odeon), qui vient tout juste de sortir en ce mois de mars 2008. L'emphase surjouée qui le caractérise prête d'autant plus à sourire, rétrospectivement, que Holland est
alors sur le point d'être éjecté de Squeeze (dont il était depuis le début claviériste, et compositeur à l'occasion) pour divergences de visées musicales.
Squeeze paraît attirer les malentendus. De la fin des années 1970, ils seraient les « nouveaux Beatles », et ses deux
principaux animateurs, Glenn Tilbrook et Chris Difford, les « Lennon-McCartney » de leur temps. Cela a été écrit des centaines de fois. Réécouter aujourd'hui Argybargy
montre en vérité que plus exactement, ils tentèrent - eux et quelques autres de leurs contemporains : XTC, Elvis Costello, The Jam... - de répondre à la question : comment faire de la
pop, en Angleterre, après les Beatles ? Comme si les années 70, leur cortège de continuateurs zélés et, a contrario, de contempteurs radicaux de l'héritage des fab four, avaient échoué à
fournir à cette question la moindre réponse satisfaisante.
En 1964, sur l'album « Beatles For Sale », John Lennon chantait : « Je ne veux pas gâcher la fête alors je vais
m'en aller / Je ne voudrais pas que les gens se rendent compte de ma désillusion » (I Don't Want to Spoil the Party) A rebours de cela, Squeeze fait partie de ceux jugeant
souhaitable, même au fond du trou, de ne pas se faire la malle, et sans gâcher la fête, danser autrement, sur un tapis d'accords mineurs, puiser dans sa tristesse même la matière d'un regain de
vie, d'un élan de démarcation poétique.
Mais cet élan ne s'obtient pas facilement. Une bonne partie d'Argybargy paraît chercher, par le frottement constant de chansons euphoriques et exubérantes avec d'autres, mélancoliques
et repliées sur elle-même, ce point d'équilibre.
Difford se charge d'écrire les textes, depuis New York où il vient de se marier, et Tilbrook s'attelle, à partir de ceux-ci, aux
mélodies. L'un des soucis avoués de Difford est que ses personnages aient assez d'épaisseur pour vivre de chanson en chanson, d'album en album. Il semble aussi aimer les soumettre à des jeux de
symétrie. Plage 3 du disque ; Premier refrain : « Sa mère ne m'aimait pas, elle pensait que j'étais un drogué. / Ma mère ne l'aimait pas, elle n'épluchait jamais les pommes
de terre ». Second refrain : « Son père semblait m'apprécier, je l'aidais à réparer sa voiture. Mon père semblait l'apprécier, et je ne voyais pas quel mal il y avait /
à vouloir me promener avec elle, regarder la jetée et les lumières ». La chanson s'appelle Separate Beds et condense, déjà, l'humour, la nostalgie, la frustration et le sens
du détail. Faute de pouvoir coucher autrement que sur des lits séparés, le jeune couple se rend chez Mme Smith, où « le breakfast est servi à 7h30, avec vue sur les
falaises ».
Avant cet album, Squeeze a été classé deux fois n°2 dans les charts anglais. Pourtant, quelque chose dans le son même de ce disque - la
batterie, systématiquement sous-mixée, notamment - semble indiquer que le groupe ne se donne pas ici réellement les moyens de franchir les quelques crans le séparant de la timbale suprême de
number one. (Il n'y parvint d'ailleurs jamais.) Son but paraît ailleurs.
L'enchaînement Farfisa Beat / Here Comes That Feeling restitue très fidèlement la transition entre une soirée trop
arrosée sur le dancefloor et la gueule de bois qui s'ensuit, le lendemain. Le contraste - mélodique, sonore, instrumental, textuel - est très appuyé. Et au petit matin, rien ne manque : le gel
sur le toit de la voiture, les premières bouffées de cigarette, la nausée incarnée par des nappes de clavier glaciales, « une tâche d'œuf sur la chemise de mon cœur ». Sur
I Think I'm Go Go, dont le sujet est le rapport perturbé du musicien en tournée aux pays étrangers qu'il écume sans relâche, la musique - et en particulier la fin instrumentale -
évoque encore et toujours la gare de Clapham Junction à Londres en plein hiver, portée par les rythmes dissemblables des trains et des flocons de neige, théâtre déjà deux ans avant de leur
chanson la plus célèbre, Up The Junction.
La pop de Squeeze sait aussi très bien parler de pop ; de l'effet que celle-ci a exercé sur la vie des membres du groupe en tant
qu'auditeurs.
Sur If I didn't Love You : « Singles remind me of kisses, albums remind me of plans » (soit à
peu près : les singles me rappellent les baisers furtifs, les albums les relations plus suivies). Toujours sur cette même chanson, juste avant d'aboutir au refrain, le chant de Tilbrook se
bloque en même temps que le reste du groupe : « If I ... If I... If I... If I... » L'effet revendiqué est de donner l'impression à l'auditeur que le disque est rayé.
Lequel auditeur se retrouve suspendu à l'angoisse de cette question qui n'en finit pas de se poser : "que se passerait-il si je ne t'aimais pas ?"
Le sommet présenté explicitement en toute fin, There at the Top, est en vérité un leurre - ainsi que l'illustre la montée à
l'octave du dernier couplet, vaine tentative d'aller encore plus haut que le sommet.
Non, le véritable sommet de cet album - c'est son drame et sa grandeur - ne figure pas dessus. Il fut rejeté par les gens de A&M records, avec deux autres chansons, toutes pouvant s'écouter
désormais dans cette réédition 2008. Someone Else's Heart, c'est son nom, sera réenregistrée pour l'album suivant du groupe, East Side Story. C'est à la fois la plus triste et
la plus irrésistiblement dansante de toutes. Sa phrase-clé ? « And the pop music plays / on the local radio ». Le mot le plus important de cette discrète mise en abyme
étant local. La musique de Tilbrook & Difford, cet art de la nuance, de l'entertainment intelligent, du détail et de l'écriture étaient effectivement plutôt faits pour les
émissions de radio qu'on capte depuis les tours d'immeubles de l'East End londonien, dont on peut à tout moment appeler l'animateur, lui demander une chanson. Et moins pour les plateaux télé
rutilants d'où Jools Holland, aujourd'hui présentateur vedette d'un célèbre show musical sur la BBC, continue de mitrailler sans relâche des hyperboles.