Cryptograms vu par Thibault Balahy (blog ici)
Le problème de Bradford Cox, c'est qu'il parle trop, se laisse aller à toutes les confessions, raconte en détail les nuits d'une
adolescence passée à l'hôpital, les médicaments ingérés pour soigner des crises de panique récurrentes qui transforment les tentatives de jouir en tests d'endurance, le syndrome de Marfan qui a
formé sa silhouette d'oiseau rachitique, une colonne vertébrale qu'il surnomme sa ruine, un viol à 6 ans, la virginité à 25, les errances sentimentales et les insomnies. Au détour d'une insulte
en partie Commentaires, il s'échauffe puis s'excuse platement sur le blog qu'il consacre à ses groupes, Deerhunter et Atlas Sound (ici), page qu'on cesserait probablement d'aller visiter si Cox n'y publiait pas aussi des
dizaines de morceaux fabriqués à la maison, des chansons connues ou inédites dans divers états d'achèvement, des photos de tournées ou d'enfance, des vidéos d'enfants acteurs et de groupes
psychédéliques japonais, des compilations mixant Can et Shangri-Las, Liars et The Fall, les Db's et les Breeders, livrées avec photos et pochettes, prêtes à graver, en direct.
Sa musique, au contraire, c'est une seule note : the fading youth thing, l'adolescence prise dans un fondu qui préfère
durer qu'enchaîner au noir, la prolongation éternelle de la fin d'un âge, comme un geste de survie. "Over and over it ended today" ("Hazel St."). Un précoce premier album renié puis
Cryptograms, un second réalisé au cours de deux sessions bien distinctes, immédiatement suivi d'un EP parfait, Fluorescent Grey, comme la troisième face du disque précédent ;
et récemment le premier album d'Atlas Sound, Let The Blind Lead Those who Can See But Cannot Feel, toujours inédit en France. Trois albums de couleurs distinctes, bien qu'élevés aux
mêmes krautrock, grunge, ambient, punk, shoegaze, pop féminine des fifties...
Saut dans le cauchemar, « Cryptograms » est la chanson que j'ai le plus écoutée, une chanson d'échauffement - un peu trop
: l'accident cardiaque est possible. Trois morceaux successifs, « Spring Hall Convert », « Strange Lights » et « Hazel Street », disent une lumière aveuglante. Ce
sont trois petites photos cramées, un rêve coincé entre deux souvenirs de la seizième année.
La première mêle les rayons X d'un séjour à l'hôpital et la lumière inondant au lycée les têtes de deux copines photographiées sous
acide, toujours à cheval entre éveil de conscience et pente comateuse : so I woke up / in a radio freeze / occupied by a couple of girls / I knew from / way back when, where....
Toujours le même mouvement de ressac, d'éclaircissement fragile, d'égarement et de disparition lorsque la conscience cherche à identifier un lieu. La seconde relate un rêve, deux amis marchant
côte à côte dans un soleil brûlant (« into the sun ») qui étire les secondes en heures, les jours en semaines, et le désir en migraine : « in space all things
are slow ». La troisième porte le nom d'une rue où Cox a vécu, mais c'est encore d'une lumière dont il parle, du jour où la mémoire se déforme, du rayon qui ne veut ni « se
concentrer » ni « plier », qui réduit un souvenir à une couleur et l'étire hors cadre (« the subject was always just out of frame ») jusqu'au retour de la
glace et des lieux.
Si Cox a depuis l'adolescence le projet d'un groupe nommé Atlas Sound, c'est comme la mappemonde d'un enfant alité, un modèle
réduit d'immensité, l'imagination bruyante, mécanique mais immobile d'un voyage. Trafiqués à coups de pédales, les mots et la voix de Cox sont portés par une matière bouillonnante comme s'ils
effleuraient un geyser. Même sentiment que dans « Home », deuxième plage du magnifique Emoh où Lou Barlow chante « I'm frozen over joy ». Le foyer,
justement, Cox en parle dans « Heatherwood », dernier titre de Cryptograms : « Home is an echo reflecting a place ». Chaque chanson de l'album,
la plupart entrecoupées de morceaux d'ambient où la voix délayée forme des nappes, des éclaircies et des gouffres, tente de refaire le point sur un souvenir. Chaque chanson est une
caverne où se condense et se solidifie temporairement des couches de matière informe. La pop selon Cox est l'écho vibrant de ces lieux rêvés.