Jour 08, Sylvain : THE LADYBUG TRANSISTOR, The Albemarle Sound (1999)
Publié le 04 avril 2008 par Oagd
The Albemarle Sound vu par Thibault Balahy
(blog ici)
Je repars de zéro. La question qui se pose, quand on décide d'écrire sur l'Internet, est celle du fond : blanc ou
couleur ? Couleur implique tout de suite d'autres choix, en termes de police de caractères, de lisibilité, de placement des images. Avec le fond blanc, c'est moins urgent, on reste dans le
contexte classique de la page. Les prises de décision s'y effectuent pour elles-mêmes. On perd en liant général, ce qu'on gagne en sûreté du trait. Par exemple, il me semble qu'une chanson des
Beach Boys est à fond de couleur, une chanson des Beatles, à fond blanc.
1°) Je vais parler aujourd'hui de l'album The Albemarle Sound (The Ladybug Transistor, 1999, fond de couleur). Je parlerai
vendredi prochain d'un autre groupe de Brooklyn, un trio comprenant deux membres de Ladybug, qui s'appelle The Essex Green et fit en 2003 un très grand disque à fond blanc. Ce qui ne signifie
pas l'absence de fond : ce matin à l'extérieur, j'entendais Sweet Dreams de Eurythmics, pour me rendre compte qu'il n'y avait là réellement aucun fond, ni blanc ni de couleur,
qu'ils ne s'étaient pas posé la question.
2°) Sur The Albemarle Sound, la chanson Today Knows débute plutôt « blanche ». Mais écoutez
(ici) comme ils se dépêchent de venir
tapisser.
3°) La chanson à fond coloré renvoie aux impressionnistes français du début du Vingtième Siècle, Debussy, Ravel, les High Llamas. Dans
la chanson à fond blanc, les origines sont rock'n'roll, le papa de la pop des Beatles s'appelant plutôt Buddy Holly. La réussite d'une chanson y dépend de la mélodie, tandis que, dans la
famille tapisserie, c'est de blocs, lourds à bouger, interdépendants, qu'il s'agit. J'ai pu parler de très grand disque pour l'album blanc (ou vert très clair) de The Essex
Green ; dans le cas d'un album à fond peint, pouvant parfois provoquer la nausée, comme en présence d'une personne qui se mettrait du patchouli, l'on parlera plutôt de chef d'œuvre de
la pop.
4°) Au « trait lumineux » dont parlait hier Antoine, le chef d'œuvre de la pop préfère l'infusion lente, avec des
soudainetés molles, flottantes de contours, à la façon du sachet qu'on a laissé dans l'eau immobile mais qui accumule autour de lui toute la couleur dont la traction sur le fil libérera le
nuage. Après les années Soixante, cette pop-là s'est mise à fonctionner par référence, collages, on s'est mis à peindre volontiers sur du matériau de récupération (alors que, dans l'école du
trait, il n'y a pas de copier-coller, tout au plus ici où là une citation ; c'est pourquoi Emmanuel, écrivant sur McCartney, a pu dire qu'il n'y avait « pas de
reprise »). L'auditeur de The Ladybug Transistor, lui, joue à reconnaître. La troisième plage de The Albemarle Sound semble un plagiat, d'un disque de pop américaine paru
cinq ans plus tôt : Cardinal, l'album éponyme et unique d'un duo formé par Eric Matthews et Richard Davies, et qui lui-même s'amusait à la reprise rare d'un groupe des Sixties
appelé Mortimer. Et puis il y a de la trompette : donc Forever Changes, de Love. Des incidents à la frontière du Mexique, des chevauchées dans le désert : donc la musique de
film, le cinémascope, etc.
5°) Ce système lourd, combiné à ce choix de l'écriture-paysage mettant plus de temps à changer qu'il n'en faut à Gabba Gabba
Hey ! pour surgir, implique plusieurs écoutes avant de décider si l'on déclenche ou non l'élan d'amour. C'est à la troisième que le mien s'est produit. Même si la perfection
littéraire des premiers mots de l'album, m'avait immédiatement tué :
And I can see the bay...
Through the trees and in my
car...
Comment voir à travers une série de calques, de filtres, de transparences, d'écrans, comment voir jusqu'au fond, et ce fond sera-t-il
blanc, coloré, absent ? Tout l'enjeu musical tient dans cet incipit :
Et je regarde la baie...
A travers les arbres et depuis ma
voiture...
Le regard va droit, puis, par la magie presque licencieuse du « and in my car », l'on se souvient soudain de sa
propre présence physique, de soi au volant. Le regard transperce tous les rideaux de la réalité, ce pare-brise qui est déjà une baie, ces arbres, et cette baie où la mer est peut-être le ciel,
car on imagine que c'est le soir, la chanson très brève s'appelle Oriental Boulevard, et même s'il s'agit d'un boulevard de Brooklyn, le nom évoque un boulevard de front de mer d'une
ville méditerranéenne, il y a des luminaires sur la section centrale, les feux des autos qui font des traînées sur la photo, et des palmiers éclairés par en-dessous comme sur une pochette
d'Echo & The Bunnymen. Comment dessiner un trait dans un monde entièrement coloré ? Cette phrase y parvient, m'a obsédé.
6°) Soudain, je me suis aperçu que les phrases (musicales, cette fois), de tout l'album, se tournaient vers l'extérieur, et que c'était
étonnant, dans un système de chanson à fond saturé. Chez les High Llamas, chansons fermées, les motifs musicaux se présentent enroulés sur eux-mêmes. Avec Ladybug, nous sommes dans un cas de
chanson fermée à motifs musicaux tournés vers l'extérieur. Or, n'est-ce pas la situation même de cet homme observant la baie et les arbres depuis sa voiture ? Tirons ce fil : la
voix ; nous avons un personnage, un homme dans sa voiture, nous lui prêtons une voix, ce sera celle du chanteur. Or il se trouve que Gary Olson, ce « restrained
baritone » selon le site Internet de Merge Records, s'exprime sur le mode du calme constat intérieur. Exactement comme, seul à l'arrêt en voiture, l'effet que nous rend notre propre
voix si nous prononçons une phrase dans l'habitacle. Il y aurait donc une raison, autre que de simple citation de la pop américaine des années Soixante, une raison existentielle, une motivation
expressive réelle, dans ce contraste organisé entre un fond de couleur permanent, des motifs musicaux captifs de ce fond mais sans cesse amorçant un mouvement vers l'extérieur, un regard qui va
jusqu'à la baie, et une voix faisant le parcours inverse, ramenant du monde un calme constat personnel. The Albemarle Sound montre la pensée d'un individu, pris dans un réseau de
sollicitations qui ne s'arrêtent jamais. A la façon dont quelqu'un, dans une fête, saoulé par les bruits, parfums, lumières, couleurs, alcools, décide de s'isoler sur la terrasse afin de se
parler un peu à lui-même.
7°) La vie : aucun repos n'est permis. Aucune plage de vide. Il faut rester à l'intérieur. Même la terrasse est à l'intérieur.
Alors il faut s'encourager, se parler beaucoup à soi, écrire.
8°) C'est finalement un étrange disque que celui-ci, qui longtemps semble meilleur dans son résultat que dans son projet. Pas encore
menacés par l'excès de maîtrise, les Ladybug Transistor tirent ici un profit maximal de leur relative inexpérience. Leur maîtrise, toute neuve, se souvient encore de ses tentatives
infructueuses d'avant. Les enchaînements, à l'intérieur des chansons, sont tout fragiles, fonctionnent par petites superpositions, la dernière occurrence d'un élément répété venant coïncider
avec la première de l'élément suivant. Il y a un point d'empilement, qui est aussi, puisqu'il s'agit d'une musique jouée, un point de sympathie entre deux personnes, celle qui fait
pomp et celle qui fait ding. Comme le dit ma fille : « Ils s'entendent bien, hein ? » Il y a encore en 1999 chez ce groupe une application de petite
fanfare, on imagine tirant la langue celui ou celle qui va déclencher à l'instant dit - « Réglons nos montres » - le carillon, le triangle, ou je ne sais pas quoi. Autour de
chaque nouvel instrument surgi, apparaît un halo de bienveillance : chacun joue pour faire plaisir aux autres.
(« Ecrit » au dictaphone, tout en écoutant l'album, sur les bords de l'Yonne, il y a deux semaines, dans la compagnie de
cygnes très blancs et lumineux, sous une météo hésitant entre prolonger le gris et se résoudre à l'embellie.)