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Jour 12, Cyril : BOB DYLAN, Love Minus Zero / No Limit (sur Bringing It All Back Home, 1965)
Publié le 08 avril 2008 par Oagd
Dans son texte sur Paul McCartney, Emmanuel propose au débat la question cruciale de la « reprise ». En émettant l'hypothèse selon laquelle la pop s'y prêterait moins que
le rock. Et si c'était le contraire ? La pop se donne comme horizon la chanson parfaite, modèle d'équilibre, de concision, de clarté. On appelle ça un tube : un objet si rond, si
nettement dessiné qu'il accède immédiatement à une dimension d'universalité, qu'il s'arrache à son origine auteuriste, si marquée soit-elle, pour s'offrir au partage, à une circulation
infinie : à la reprise illimitée. Fredonner un tube, c'est déjà le reprendre, c'est-à-dire soumettre le modèle à une variation singulière. Lire au sujet du tube les écrits de Peter
Szendy : un article dans le dernier numéro de Vacarme, son livre à paraître en septembre prochain aux Editions de Minuit, qui devrait nourrir notre effort de description et de
théorisation de la pop. Bel enjeu théorique que le tube : relève-t-il davantage du domaine de la pop que du rock ? On proposera cette hypothèse : le tube est un horizon de la
composition pop, et le rock le fait sien lorsqu'il soumet son énergie propre aux exigences d'équilibre et de perfection de la pop.
Dylan est-il pop ? C'est en tout cas ce que lui reprochaient ses fans de la première heure en 1965 : de renoncer au sérieux
austère du folk pour prendre en marche le train pop de la célébrité facile. De quitter la dévotion sectaire et sa quête de la vérité pour celle d'une gloire grand public. L'autobiographie du
messie folk Woody Guthrie n'avait-elle pas pour titre Bound for Glory ? Peu importe ici cet épisode connu - même si la question de la secte et de l'initiation n'est pas étrangère à la pop.
Aussi stupides qu'ils eussent été, les folkeux de 1965 avaient à moitié raison : Dylan était pop, il l'a toujours été. La pop est à la musique populaire ce que le « documentaire »
est au cinéma : ni un genre ni une étiquette, mais une polarité, dont tout auteur, toute chanson se tient plus ou moins près. Dylan n'a jamais été plus pop qu'en 1965-66, le temps de trois
albums et d'une succession de tournées qui l'ont porté trois kilomètres au-dessus des autres et à deux doigts de la mort. Tout ceci est à la fois connu et trop rapide. Passons.
On esquissait cette idée à propos des Ramones. Il y a une dimension ouvrière de la pop. Ouvrière ou artisanale, l'idée d'un travail, d'un savoir-faire appris, peaufiné, d'un métier répété,
répétitif. Ce en quoi la pop serait plus moderne, plus vingtième siècle que le rock, qui s'inscrit davantage dans la mythologie de la création, de l'inspiration. Le rock serait plus romantique,
la pop plus résolument moderne : Jackson Pollock contre Andy Warhol, par exemple. Il y aurait à écrire l'histoire des usines pop : Tin Pan Alley, Spector Inc. Dylan fut dès ses débuts
un ouvrier pop, un fabricant de tubes. Sitôt écrites, ses chansons étaient inscrites dans un catalogue, vendues par son manager Albert Grossman à divers repreneurs. Blowing in the wind
fut un tube de Peter, Paul and Mary alors que Dylan n'était encore qu'un phénomène local de la secte folk, Mr Tambourine Man était pour le public une chanson des Byrds.
Love Minus Zero / No Limit est la quatrième chanson du premier album de la trilogie précitée, Bringing It All Back
Home. De tous les classiques dylaniens, c'est un de ceux qui s'approchent le plus de la rotondité parfaite du classique pop. Son titre court-circuite toute exégèse. La chanson d'amour
parfaite, ni plus ni moins. Une ligne mélodique parfaite, des couplets si ronds qu'il n'appellent aucun refrain. Quatre couplets de huit vers. Limite arbitraire, quand les couplets
pourraient s'enchaîner à l'infini.
Peu d'artistes ont été aussi souvent repris que Dylan. On l'a dit, ses chansons étaient d'abord faites pour ça. Aucun artiste n'a
pratiqué l'auto-reprise comme Dylan, soumettant ses propres chansons à une variation infinie au gré de l'évolution de sa musique et de sa voix. Entre leur version d'origine et leur interprétation
en concert aujourd'hui, certaines sont méconnaissables. Ecoutez la transformation d'It ain't me babe, de la ballade plaintive d'Another Side of Bob Dylan à la joyeuse
cavalcade de la Rolling Thunder Revue en 1975.
Love Minus Zero, c'est un autre type de variation, beaucoup moins spectaculaire. Sans doute se prête-t-elle moins au changement
de tempo, à la métamorphose mélodique. L'altération est subtile, nuancée : un changement d'humeur. Tapez le titre de la chanson sur You Tube et circulez à l'infini entre les versions
de la chanson. Il y a toutes celles de Dylan. Ma préférée est celle du Live 1975, Rolling Thunder Revue, Dylan seul à la guitare : la version la plus tendre, la plus intime, Dylan effleurant
les cordes, chuchotant plus qu'il ne chante, sans contraindre la mélodie. Pas mal non plus, celle de No Direction Home : Dylan, dans une chambre d'hôtel, chantant pour Donovan, la
coqueluche anglaise du moment dont il se paie la tête au début de Don't Look Back. Il y a les reprises par d'autres artistes. Celle des Walker Brothers, luxuriante, emphatique, à
l'opposé du murmure, presque un contresens. Mais le plus émouvant, ce sont les innombrables versions amateurs déposées sur You Tube, avec ou sans harmonica, avec ou sans accent français,
hispanique, etc. Ou en duo, comme les ados à casquette joliment nommés LampshadeDrama.