Le passage 2

Par Emia

KALAMARES

2. J’apercevais l’avion derrière la baie vitrée que nous longions d’un pas cadencé. Je ne sais plus comment je suis montée à bord : il me semble que nous avons emprunté d’interminables couloirs bleutés. Une hôtesse m’a indiqué mon siège dans une langue inconnue ; elle m’a souri, et je me suis assise. Quand nous avons décollé, j’ai regardé par le hublot pour voir glisser et s’incliner la terre, puis le ciel laiteux venir à notre rencontre.

Pendant que nous survolions les Alpes, un repas insipide fut servi. Après avoir mangé un peu, je me suis tournée vers le hublot et je l’ai touché : il était glacé. J’ai aperçu l’extrémité d’une aile, des volutes grisâtres, la tache ténébreuse d’une paroi de granit, une dent rocheuse, un précipice charbonneux  –  il n’y avait pas de neige.

Beaucoup plus tard, j’ai rouvert les yeux. Il faisait chaud et sombre. Mes voisins s’entretenaient à voix basse. Je pensais à Sybille et à Silver, mais je ne parvenais pas à distinguer leurs visages. Ils buvaient, du vin peut-être. Après m’avoir dévisagé à la dérobée, l’homme m’a interrogé sur ma destination.

- Kalamares.

Il s’y rendait également.

- D’où venez-vous ? ai-je demandé.

- Je suis Arcadien, a-t-il répondu, mais ma femme est Phéacienne.

Elle m’a souri et j’a cru reconnaître l’hôtesse qui m’avait guidé jusqu’à mon siège. J’ai souri à mon tour, puis je me suis levée. Je suis retournée aux toilettes. Ma vessie dure et douloureuse m’a fait uriner longuement.

Plus tard, mon voisin m’a encore parlé, et puis j’ai de nouveau eu besoin d’aller aux toilettes. Lorsque je suis revenue, l’homme, penché sur mon siège, regardait par le hublot. J’y ai vu une nuit minérale, terrifiante, d’une noirceur prête à consumer toute pensée qui viendrait à s’y attarder. Je me suis assise, j’ai fait glisser le store, puis j’ai pris un illustré et j’ai tenté de lire. Ma vessie recommençait déjà de se remplir : j’imaginais une bourse de vieux cuir pleine d’un liquide tiède et douceâtre. Mais parce que pour rejoindre le couloir il m’aurait fallu enjamber le couple qui s’était assoupi, j’étais résolue à attendre. D’une main, j’ai comprimé mon bas-ventre jusqu’à le sentir se contracter. Une légère douleur a fusé, et au même moment j’ai cru voir s’élancer et tournoyer au-dehors de gigantesques étoiles dans des reflets lilas. J’ai associé cette surprenante activité stellaire à celle, toute aussi inattendue, de mes voies urinaires.

Jamais encore je n’avais connu une telle sensation d’urgence. Quoique limitée à une anodine fonction excrétoire, elle irradiait des spasmes jusqu’à dans mes épaules et mes tempes. Je ne savais comment comprendre cela qui ne se contentait pas de mots pour s’exprimer. Une brusque envie m’a prise d’uriner sous moi. J’ai songé à ce qui m’en empêchait : des chuchotements, une odeur diffuse, des regards, l’inconfort d’un pantalon mouillé. Mais ces pensées ne me tranquillisaient guère, et j’ai bientôt recommencé d’aller et de venir entre les rangées de passagers.

Nous survolions alors un désert bleuté troué de cratères, cerné de terres ravinées par de tortueux sillons vifs-argents. Les montagnes décolorées semblaient des ossements gigantesques dans l’éclat passant de la pleine lune. Approchait une étendue aride, noire, creusée au nord par de subtils amas de lumière : les villes. Ce spectacle a suscité en moi le souvenir d’un parfum de fleurs chaudes et d’herbe nocturne dans lequel je suis restée plongée jusqu’au passage du chariot à boissons. J’ai pris une bière que j’ai bue debout en scrutant la terre par le grand hublot de la porte, à proximité des toilettes.

Plus tard le pilote a annoncé que nous commencions notre descente en direction de l’aéroport de Kalamares, mais je n’ai perçu aucun changement de cap ou d’altitude. Je suis allée fumer une cigarette dans le cabinet de toilette illuminé de bleu, exigu  comme une tombe.


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