Nous nous installons sur les rochers au bord de la rivière pour le pique-nique. Nous sommes bientôt entourés par le passeur et sa famille. Les petites sauvages qui sont ses filles n’aiment pas le goût du Babybel dont le papier brillant et l’enveloppe rouge les avaient pourtant attirées. Ce fromage ne doit pas assez sentir le yack pour elles ; elles apprécient en revanche le saucisson qui se rapproche peut-être plus de leurs goûts culturels. Ils nous offrent un pot noir de suie contenant le thé tibétain. De peur des conséquences intestinales, peu le goûtent, mais le geste est gentil.
Nous quittons nos petites indigènes et repartons sur le plateau couvert de trous de pika-pika (ces sortes de marmottes) et d’étoiles d’argent. Ce sont des plaques de véritables edelweiss – à la grande frayeur des Suissesses ! « Tè édelfesses ! Ahh ! Mais c’est protégé ça chez nous… on peut paas maârcher d’sus ! Ah non ! C’est interdit vous savez. » Quand la loi est la loi… Oui, mais ici elles sont rases, se comptent par centaines de milliers, et tout le monde leur passe dessus, des yacks aux bergères. Alors on y va ! La pluie se remet bientôt de la partie. Au loin sur la montagne passent nos yacks ; ils donnent une échelle à l’étendue. Nos sacs sur leurs dos les rendent multicolores. Je prends quand même en photo deux touffes de ce que l’on m’affirme être de l’androsace helvetica, et d’une plaque d’edelweiss.
Soudain, dans un repli du terrain, se dresse devant nous une falaise verticale. Avançons un peu. C’est le choc : à son pied est bâtie la nonnerie de Dorjeling. Plus bas coule une rivière qui alimente le couvent en eau potable, il s’agit de la Lhorong Chu. Le monastère est karmapa comme celui de Tsurphu.
Les nonnettes novices se pressent autours des étrangers qui montent leurs tentes. La pluie qui reprend nous oblige à les monter vite et à nous y enfermer, ce qui clôt provisoirement le spectacle. Il est à peine plus de 15 h selon l’horaire officiel. A l’heure du thé un peu plus tard, c’est la télé pour les nonnettes. Une bonne vingtaine s’est agglutinée devant l’ouverture de la tente mess. Cela fait un paquet de quinquets braqués sur nos faits et gestes. Nous nous sentons des acteurs en représentation. Certaines filles ont l’apparence de demeurées, d’autres ressemblent à de jeunes garçons avec leurs cheveux très courts. Quelques vrais garçons se reconnaissent à leurs attitudes plus brusques et plus décidées. Deux copains très amoureux l’un de l’autre ne se quittent pas ; ils ont peur de se perdre ou de perdre leur identité en restant seuls au milieu de toutes ces filles. Ils se tiennent par la main, s’entourent le cou, se bourrent amicalement les côtes. Pour leur bouille, je donne deux stylos à ces petits terreux de dix ans qui arborent chacun une casquette des Chicago Bulls fabriquée en série à Canton.
Dans l’air lumineux, l’herbe ressort en vert cru et les yacks qui broutent autour des tentes ont l’air de gros nounours cornus posés sur la prairie. Une nonne consciencieuse s’escrime à réciter machinalement des mantras en s’aidant du tambour. Elle officie dans un bâtiment solitaire en face de la falaise dont la porte est ornée d’une svastika à l’envers, symbole des croyances bön.
Certains se promènent, d’autres photographient, Michel est allé voir du côté du monastère. Je me plonge dans la lecture. Mais les nonnettes en folie ne trouvent rien de mieux que de venir visiter les tentes. Croyant que la mienne est vide car je suis à l’intérieur et ne fais pas de bruit, elles tirent la fermeture pour voir ce qu’il y aurait d’intéressant à regarder. La pluie tombe et tombe encore, pour s’installer durant toute la nuit. L’altitude étant plus basse que les jours précédents, la conversation au souper languit moins. Verena est atteinte de tout : rhume, fatigue, mal aux jambes, au ventre, à la tête – mais aujourd’hui elle va mieux.