Rarement musique est aussi intense que dans ce deuxième acte où sont enfin unis l’un à l’autre les amants maudits. Pour brièvement le meilleur, le pire étant à venir.
L'acte est le summum érotique de l'extase tristanienne. Il peut s'écouter comme le plus grand poème d'amour est de mort de l'histoire de l'humanité, les appels de la servante Brangäne, chants de veille et de protection, étant un hymne morbide à la nuit sans lune, noire d'une fascinante sensualité.
Il est toujours difficile de jouer séparément les actes de cet opéra. Il faut faire semblant d'avoir bu un philtre magique, porter sur ses épaules, pendant plus d'une heure de musique sidérale voire intergalactique, le poids de la fatalité, mimer l'extase et l'agonie d'un amour intemporel et interdit, et, par-dessus tout déchirer un voile orchestral, épais, sonore, entêtant, enivrant, sublime.
Ne tirons pas trop à boulets rouges sur Dagmar Peckova, venue remplacer in extremis la mezzo initialement affichée. Cette Brangäne, un rien vériste, avare de colorations, lâche par ci par là quelques jolis accents chauds et cuivrés. Ses appels deviennent un assez désagréable concerto pour une voix au vibrato envahissant, ce qui nous vaut deux servantes pour le prix d’une. Luxe suprême à Monaco.
Kwangchul Youn porte crânement les cornes du Roi Marke. Voix immense, sans effets ni complaisance, constamment maître de sa ligne de chant. Sa douleur, vécue, murmurée autant que chantée est d’une profonde vérité, d’une douleur insoutenable.
Les deux tourtereaux ont le format vocal voulu par le compositeur. Une fois dit que nous préférons Ann Petersen dans Sieglinde plutôt que dans Isolde, reconnaissons que ce frémissement de tous les instants, cette volupté dans les aigus "flottants", cet abandon élégiaque dans ce qu’il faut bien considérer comme le plus magnifique coitus interrompus de l’histoire de l’opéra, sont d’une grande artiste.
Robert Dean Smith est bien connu des wagnériens qui se respectent. Ce Tristan, à la fois violent et douloureux, d’anthologie, emporte tout sur son passage car fiévreux puis mélancolique, émerveillé par la découverte de l’amour réciproque, puis résigné dans la trahison. Sa voix d’airain mesurée se couvre parfois d’un voile sombre, mélancolique, presque crépusculaire, tel un surprenant clair-obscur savamment étudié.
Mention spéciale à Laurent Chauvineau qui cumule les brèves interventions, percutantes en diable, de Melot et Kurwenal. Un vrai rival possible à Tristan par la classe, l’élégance. Non pas une voix de ténor de plus, mais la voix qu’il faut ! On a entendu tellement de barytons clairs, en fin de carrière, ou mauvais ténorini inconsistants…
Dans une superbe unité dramaturgique, plein de regards, de récits, de silence, l'acte I de la Walkyrie est un éblouissant drame triangulaire, un charbonneux huis-clos. Siegmund, donc, poursuivi par un orage et son destin, est accueilli par Sieglinde, mariée de force au primaire (primate?) et sanguinaire Hunding. Tous deux se reconnaissant comme frère et sœur, sont alors pris d'une violente passion incestueuse!
Sacré Richard, qui renverse toutes les conventions, et, sur une musique de fin de monde nous a concocté un de ses plus beau duo d’amour, d’une violence, d’un trouble, d’un érotisme d’abord contenu puis paroxystique. Avec en prime une épée au symbole phallique évident, objet dorénavant de toutes les espérances, toutes les possibilités.
L’acte, bourré d’électricité, de sensualité flamboyante, fait, on s’en doute, la part belle aux voix. Solide comme un roc, rude, glacial, noir et poisseux à souhait l’imposante basse coréenne joue avec un plaisir évident au grand méchant loup qui se devine bientôt cocu.
La fascinante aisance du couple de jumeaux renvoie à un âge d’or du chant wagnérien que l’on croyait perdu. Ann Petersen, Sieglinde voluptueuse, loin des oies blanches de tradition, trouve aux notes ultimes une incandescence rare. Peut-être aurait-on aimé retrouver ce tellurique "cri orgasmique" qu’avait su mettre et imposer partout Léonie Rysanek…
Robert Dean Smith lui donne la plus vibrante des répliques. Poétique, lunaire, avec ce rien d’ombre (encore!), humain, voilà un Siegmund chevaleresque à souhait, vibrant, qui vous lance les appels au Père ou invoque le Printemps avec une désarmante facilité, dans des réserves de souffle qui semblent inépuisables.
A la baguette, Jonas Alber, avec un sens superbe de la dynamique, et grâce à un Philharmonique en grande forme (les cuivres!, les cors!, ou ces délicates phrases du violoncelle solo, comme un rayon de lumière bénéfique alors que se dévisagent les jumeaux) transfigure les deux immenses et vénéneux poèmes dans une architecture sonore rare, de fulgurantes tensions abruptes, un envol de l’âme constant.