Mireille Gansel a publié tout récemment Traduire comme transhumer aux éditions Calligrammes/Bernard
Guillemot
Les fruits du sureau
Comment franchir l’abîme creusé dans la langue allemande par les barbelés et
les miradors de l’Histoire ? Retrouver les berges d’une langue d’âme ?
Il faisait si froid et si noir, ce soir-là. Si sombre dans cette petite salle
du Collège de France. Mais sur nos chemins de vie, ne se trouve-t-il pas, aux
heures de ténèbres, des êtres lumineux qui en percent l’opacité ? Ce vieux
monsieur au regard de glacier perdu dans l’azur, est entré. Éminent germaniste,
indéfectible résistant des premières heures, compagnon d’esprit et de musique
et légataire testamentaire d’Albert Schweizer, son compatriote dans leur Alsace
natale. Robert Minder. Homme de distance et d’intensité. Ce soir-là, avec des
mots qui résonnent comme des marteaux de lumière, abattant des pans d’ombre, il
dégage un fil de clarté dans l’histoire de l’Allemagne et de sa langue.
Remontant les siècles, il refait le parcours d’un long combat contre l’enténèbrement
du monde – Weltverfinsterung. Il
redonne vie et sens aux engagements de ces poètes et hommes de lettres,
citoyens du monde qui s’élevèrent contre les enfermements et manipulations
obscurantistes de la pensée. Et donc de la langue. Cette langue allemande, dont
il retrace jusqu’aux temps noirs du nazisme, la progressive et arrogante perversion.
Tandis que dehors tombe la nuit d’hiver, dans cette petite salle quasi déserte
il va lire un poème. Un des derniers poèmes de Brecht, écrit en 1956, peu avant sa mort : Schwierige Zeiten (Temps
difficiles, Dure époque)
Stehend an meinem Schreibpult
Sehe ich durchs Fenster im Garten den Holunderstrauch
Und erkenne darin etwas Rotes und etwas Schwarzes
Und erinnere mich plötzlich des Holunders
Meiner Kindheit in Augsburg
Mehrere Minuten erwäge ich
Ganz ernsthaft, ob ich zum Tisch gehen soll
Meine Brille holen, und wieder
Die schwarzen Beeren an den roten Zweiglein zu sehen.
Debout à mon pupitre
je vois par la fenêtre dans le jardin l’arbuste du sureau
et y reconnais quelque chose de rouge et de noir
et me souviens soudain du sureau
de mon enfance à Augsburg.
Plusieurs minutes durant je me demande
très sérieusement si je dois aller à la table
prendre mes lunettes et revenir
voir les baies noires sur les rameaux rouges.
Ma première rencontre avec Brecht : une rencontre qui m’a sauvée. Car c’est
cela la poésie : une voix humaine qui peut te sauver. D’une certaine façon
ce fut aussi ma première et inaugurale leçon d’allemand. De cet allemand que
Brecht travailla, comme on dirait d’un métal sous le marteau du forgeron, pour
lui arracher sa part de ténèbres. Et cela d’abord par le gestus, pivot de toute sa démarche d’homme de théâtre. Qui est à la
fois “geste” et “montrance”, démonstration au sens mathématique. Gestus de l’homme qui, d’immobile, se
met en mouvement dans son corps et dans son esprit et, conjointement, va de l’obscurité
à la clarté, de la confusion des plans du réel à la distinction lucide, exprime
le lent “geste” de sa décision, l’instant de liberté : choisir ou ne pas
choisir. Franchir l’abîme. Sortir des ténèbres. Résister. Choisir cette
résistance. Tel fut le sens de cette soirée mémorable. Travailler sur les vers
de Brecht c’était travailler à la racine même de la pensée, de l’image, de la
musique, à la racine du sensible et du rationnel. C’était aussi et peut-être d’abord
travailler sur le gestus de cette
écriture qui opérait une mise à distance fondatrice, un “dépaysement, un effet
d’étrangeté” – Verfremdung : qui
donne à voir le familier dans l’étranger, l’étranger dans le familier. Créant
ainsi une hospitalité : tu n’es plus l’étranger mais celui qui apprend.
Dès lors j’entrai dans ses poèmes comme dans un atelier où apprendre à ajuster
les mots avec une extrême rigueur, une implacable exigence lexicale,
syntaxique.
La traduction comme outil de cet apprentissage. La traduction comme gamme où
exercer l’écoute et comme ajustement à l’infime des nuances. La traduction
comme argile où façonner ma propre langue intérieure.
Mireille Gansel, Traduire comme
transhumer, Calligrammes Bernard Guillemot, 2012, pp. 30 à 32.
Bio-bibliographie
de Mireille Gansel.