[feuilleton] Antoine Emaz, « Planche », 17/20

Par Florence Trocmé

Entrer dans Sauf, c’est entrer dans un espace assez étroit, celui d’une vie-langue qui a sa cohérence dans une monotonie du quotidien que je n’ai pas voulue : chaque poème est un jour particulier, des circonstances particulières. Mais sur dix ans, c’est le retour du même qui domine. Petite vie, si on veut, mais pour mener la grande vie, il faut des moyens que je n’ai pas. Poèmes d’un temps gris, de l’usure, mais avec une opposition assez sensible entre tension et calme. Pour les variations formelles d’écriture, je ne sais pas si elles déroutent ou bien créent ce relief que j’ai voulu, même si l’ensemble demeure dans une sorte de grisaille : « couleur puce », disait l’autre. 
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Il y a une unité de style et de projet chez Jean-Michel Maulpoix ; ce pourquoi il y a œuvre. Que ce style et ce projet ne soient pas exactement les miens, c’est une autre histoire. Et après tout, c’est normal ; je le savais dès le départ du travail sur cet article. Il faudrait étudier chez lui la douceur du phrasé ; il amortit toujours, il lisse ; il aime la phrase ronde sous la main. Il ne vise pas la puissance ou le choc, l’impact. Plutôt la caresse, le frôlement, le mi-voix, le chuchotis… Il rejoindrait James dans ce refus du heurt.
Au contraire, j’aime bien que le poème frappe, quelque part cogne. Sauf dans les poèmes quasi métrés berceuses ou dans les proses boueuses, lorsque je veux engluer-embarquer le lecteur. Mais dans les vers courts, oui, il y a cette recherche du minimal/maximal. 
À noter que Jean-Michel autant que James privilégient le long, le lié : d’où l’indécision chez James entre vers et prose, et la domination massive de la prose chez Jean-Michel. 
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Bruit de mer et de vent : ce n’est pas du beau temps qui vient. La grève contre la réforme des retraites semble fatiguer : le mouvement étudiant ne rebondit pas, la loi est votée, les pétroliers retournent au boulot… Cela ressemble à une fin de course. Méthode Thatcher. Je ne crois pas à une reprise du mouvement à la rentrée, même si j’irai à la manif du 6 novembre. Il faut trouver d’autres moyens de lutte, sans doute, mais j’appartiens trop à cette culture de la grève comme moyen de pression pour voir autre chose. Il faudrait que les jeunes bougent, et inventent : via le net ? 
Et aux infos ce soir, reportage sur les centenaires. Étrange, étrange… Deux vieillards impotents et muets, les yeux ouverts mais incapables de répondre aux questions. Quelle vie ? Ensuite, une centenaire alerte. Tant mieux pour elle. Toujours cette impression d’être manipulé ; ici, faire passer implicitement l’idée que l’allongement de la durée de vie implique de retarder le départ à la retraite. 
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Après-midi gris à peu près tiède. Aucun bruit dans la ville, sauf la mer qui reste après le coup de vent de la nuit. Une sorte de panoplie de verts calmes devant, avec par ci par là des rousseurs, comme on le dit pour de vieux livres : le platane, les altéas,  les lilas… L’hiver, ce n’est pas un décès par anévrisme ou AVS, c’est de l’agonie longue. 
J’aime bien ce calme du jardin, gris, assoupi. Tout comme aller chercher ce matin le pain à 7h30, par nuit noire encore et rues désertes. Rien à voir avec ce que peut être Pornichet l’été, mais ce climat me va bien. 
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J’avance dans le massif America de James Sacré. Toujours sa façon de décrire, son attention au détail révélateur d’un objet, d’un discours, d’un visage, d’un comportement… Et sa manière très naturelle de passer d’un plan l’autre : descriptif, réflexif, mémoriel, affectif… On a l’impression qu’il ne guide pas le poème, il le laisse se dérouler comme une rivière qui peut filer droit mais plus souvent préfère le méandre, voire former un étang, avant de repartir. Une sorte d’aisance, sans affectation ni théâtre, un parti-pris de douceur.  
Il y a de la documentation historique dans ce livre, mais elle reste en arrière-plan. Aucun désir de relancer une forme d’épopée américaine, au contraire. La question indienne revient souvent : c’est une de ses deux critiques de fond aux USA, la seconde étant celle de n’avoir comme seule grille de lecture que celle de la rentabilité et de l’argent. 
épisodes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16  
suite vendredi 15 février 2013  
©Antoine_Emaz