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Plongé dans les archives de presse je retrouve encore cet article du Nouvel Observateur n°262 du 17 novembre 1969 qui déplore : « Gide aurait cent ans cette semaine. Cet anniversaire n'aura pas le même éclat que celui de Claudel, auquel toute une année avait été consacrée. » L'hebdomadaire donnait la parole à André Férmigier à l'occasion de ce centenaire et d'une nouvelle parution de Ne jugez pas (Gallimard, 1969).
La lecture enthousiaste et la critique savoureuse du spécialiste de la peinture ne méritaient peut-être pas à elles seules d'être archivées ici, même si elles concernent un livre de Gide injustement méconnu. Mais que l’hebdomadaire fît appel au chroniqueur des expositions de peinture, ou ne trouvât que lui pour défendre Gide en 1969, devait figurer parmi d'autres documents de cette année-là déjà donnés dans ce blog.
«C'est que, dix-huit ans après sa mort, Gide n'appartient plus à l'univers des jeunes intellectuels et que, si l'on relit son œuvre, il a tout pour décourager les commémorations officielles, qu'elles viennent des puissances établies ou des non-conformistes.» En effet, souvenons-nous par exemple des témoignages publiés au même moment dans la Quinzaine Littéraire : celui d'une étudiante de mai 1968, de Patrick Modiano, de Philippe Sollers ou de Nathalie Sarraute.
"Gide devant la cour
• Gide aurait cent ans cette semaine. Cet anniversaire n'aura pas le même éclat que celui de Claudel, auquel toute une année avait été consacrée. C'est que, dix-huit ans après sa mort, Gide n'appartient plus à l'univers des jeunes intellectuels et que, si l'on relit son œuvre, il a tout pour décourager les commémorations officielles, qu'elles viennent des puissances établies ou des non-conformistes.Avec lui, s'est probablement éteinte la grande lignée des humanistes sceptiques née avec Montaigne. Gide appartient désormais au passé. Mais s'il peut être lu et étudié comme n'importe quel grand classique, on ne peut s'empêcher de retrouver dans son œuvre nombre de questions qui nous touchent encore de très près.André Fermigier vous parle ci-dessous d'une réédition de l'œuvre de Gide « fait diversier » et nous publions, d'autre part, un ensemble de citations tirées du. « Journal » que Gide a tenu entre 1889 et 1949 [qui seront données dans un prochain billet du blog]. Choisies parmi mille autres qu'on aurait pu faire, elles devraient exciter les lecteurs, jeunes ou moins jeunes, à renouer avec une œuvre d'une diversité sans exemple dans notre littérature et animée par une intelligence et une curiosité qui ne sont plus si courantes aujourd'hui.
Si l'envie vous prendde revenir à Gide, c'est en lisant"Ne jugez pas" qu'il faut fairela première étape
NE JUGEZ PASpar André GicleGallimard, 266 pages, 19 F
« De tout temps, les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses surtout m'attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le Palais de Justice. » Ainsi commencent les Souvenirs de cour d'assises que Gide fit paraître en 1914 après avoir été — sur sa demande (1) — juré, pendant deux semaines de l'automne 1912, à la cour d'assises de la Seine-Inférieure. En 1930 il inaugure à la N.R.F. une collection qu'il intitule : « Ne jugez pas », par la publication d'un volume où il relate deux affaires étranges entre toutes, qui laissèrent à l'époque pantois criminalistes et psychiatres : l'affaire Redureau et celle de la séquestrée de Poitiers. Le tout vient d'être édité à nouveau et il me semble que l'on ne pouvait mieux rappeler, célébrer le centenaire de la naissance de Gide.
Les Souvenirs de la cour d'assises ne rapportent presque rien en apparence que de très banal : petits voleurs, petits escrocs, pauvres petits filous de campagne, aussi niais que pitoyables, mais presque tous suffisamment « anormaux » ou irresponsables pour que le jugement à porter sur eux ne soit jamais simple.On est surpris moins par le nombre des affaires de mœurs (les fillettes violées devaient être légion à cette époque, en Normandie) que par l'indulgence que manifestent en ce domaine les jurés, pour la plupart issus du milieu rural, où l'on ne badine pas avec les voleurs et les incendiaires, mais où « l'attentat aux mœurs » n'éveille aucune espèce d'indignation particulière. A propos d'un accusé, qui, atteint de blennorragie, avait pris certaines précautions pour ne pas contaminer sa victime, Gide lui-même note avec une curieuse bonne humeur que, dans un tel cas, les circonstances atténuantes, après tout... Voilà, en quelques pages, un tableau de mœurs qui rappelle le meilleur Maupassant et apporte d'excellents documents au dossier de l'ethnographie française.
« Hideux applaudissements »
Un crime passionnel : un cocher, non de fiacre mais de maison, excellent homme qui ne gronde pas, ne jure pas, ne boit pas (les cochers passaient pour être d'épouvantables ivrognes, aussi leur faisait-on boire du beaujolais, vin considéré à l'époque comme particulièrement sain, léger, diurétique et que l'on appelle encore parfois, dans la région lyonnaise « le vin du cocher », ce cocher donc tue sa patronne de cent coups de couteau parce que celle-ci lui avait à deux reprises, selon l'expression duprésident de la cour d'assises, « refusé ses avantages ».
Pourquoi cent coups de couteau ? demande Gide, qui remarque que le cocher, robuste gaillard, aurait pu expédier la chose en un tournemain, et s'étonne que « la majorité des jurés pense avec le président qu'on cherche plus à tuer quand on donne cent coups de couteau que lorsqu'on en donne un seul ». Ces coups de couteau n'ont d'ailleurs déterminé que des blessures superficielles, peu profondes comme- si le cocher avait voulu accomplir une sorte de crime rituel, mutiler sa victime, la marquer plutôt que la tuer.« Je ne cherchais pas à la tuer», proteste le cocher. Mais voilà, il l'a quand même tuée, en lui sectionnant la carotide (la « cariatide », dit le président) et un témoin (la logeuse), accouru sur les lieux à ce moment précis, déclare avoir entendu le bruit du couteau retourné dans la plaie, et que cela faisait « Crrac ! ». Le témoin variera dans ses déclarations mais de toute l'enquête on ne retiendra que ce « crrac ! ». Ce « crrac ! » emporte tout et le tribunal condamne le cocher aux travaux forcés à perpétuité, sous « les hideux applaudissements » de l'assistance.
On pourrait croire que Gide s'indigne, met en cause la justice. Non. Il souligne au contraire que les magistrats, les assis et les debout, les jurés, les avocats, tout le monde fait très consciencieusement son travail, mais que, presque toujours, le jugement est impossible, que l'on ne sait pas, que l'on ne parvient pas à doser les « circonstances atténuantes » et que lorsque l'on se décide vraiment, c'est presque toujours sous la pression de l'opinion ou de la presse. Ainsi, dans l'histoire du cocher, c'est un article vengeur paru dans un journal local qui semble avoir incliné les jurés à la sévérité et, inversement, Jean-Marie Deveaux a peut-être dû en partie son acquittement à la condamnation et au suicide de Gabrielle Russier.
« Le grand fond Malempia »
Tout le monde se rappelle plus ou moins l'histoire de la « séquestrée de Poitiers », de cette folle que l'on découvrit un jour dans une maison très bourgeoise de la ville (le père de la séquestrée avait été doyen de la faculté des lettres) où elle était enfermée depuis vingt-cinq ans, couchée nue sur un grabat « d'une saleté repoussante » où « courent des insectes et de la vermine prenant leur nourriture dans les déjections... de cette malheureuse », pour reprendre les termes du rapport de police, chef-d'œuvre de comique involontaire, qui se termine ainsi : « L'air est tellement irrespirable, l'odeur qui se dégage de l'appartement est tellement fétide qu'il nous est impossible de rester plus longtemps pour procéder à d'autres constatations... Nous nous retirons et interrogeons les deux bonnes ».
Car le plus étrange dans cette histoire, c'est qu'il y avait des bonnes (deux évidemment) pour s'occuper, sans répugnance particulière, semble-t-il, de la malheureuse séquestrée, qui d'ailleurs n'était pas tellement malheureuse puisque, lorsqu'elle fut à l'hôpital, peignée, lavée et largement pourvue d'air pur, elle ne cessa de protester, de demander à retourner chez elle et à retrouver sa chambre qu'elle appelait « Sa chère petite grotte » ou son « cher grand fond Malempia ». L'expression est justement devenue célèbre : nous avons tous notre « cher grand fond».
Impossible d'entrer dans les détails de cette affaire où les obsessions scatologiques (et anales et alimentaires) des protagonistes prennent les proportions d'un symbole révélateur d'une certaine classe sociale et d'une certaine province d'autrefois. C'est ce que Gide en tout cas suggère et il a pris un plaisir évident à tracer le portrait du frère de la victime, un ancien sous-préfet cultivé et myope, ahurissante ganache qui semble n'avoir jamais pris de plaisir à vivre que son pot de chambre à la main.
Quant à la mère, la veuve de l'ancien doyen, personnage redoutable mais classique de mère abusive et de bourgeoise obsédée de respectabilité, elle ne manifestera aucun regret au cours des interrogatoires: Sa fille était folle, pourquoi aurait-il fallu qu'on le sût ? Elle n'était d'ailleurs pas malheureuse, se trouvait très bien là où elle était, ne manquait de rien. On lui faisait même souvent monter de bons petits plats commandés au meilleur traiteur : des foies gras, des poulets en sauce, des huîtres, dont on retrouva les coquilles en quantité dans le « cher grand fond ». Car la folle était aussi gourmande que sale : « Je veux me régaler, je veux me régaler » s'écria-t-elle lorsqu'on lui apprit la mort de sa mère. Car la mère mourut, chez elle. La séquestration avait été volontaire. Tout le monde fut acquitté mais mourut plus ou moins vite d'avoir quitté son « cher grand fond », ses pots de chambre, son grabat et ses bonnes.
Sensible an mystère
J'ai gardé pour la fin « l'affaire Redureau ». Là il ne s'agit plus de rire et l'on n'imagine rien de plus atroce et pathétique que l'histoire de ce petit paysan de 15 ans qui, en 1913, dans une ferme de Charente, tua « sauvagement » avec une serpe à-pressoir le fermier, sa femme, la bonne, la grand-mère et les trois enfants, en s'acharnant sur le plus jeune d'entre eux « avec tant de férocité que c'est sur le berceau de cette dernière victime qu'il brisa le manche du couperet. »Pourquoi ? Une simple réprimande du fermier puis, le premier coup porté, le désir de faire disparaître les témoins. Aucune hérédité, aucun « antécédent » ne pèse sur le jeune criminel. Ce n'est pas un personnage de Genet, mais un gentil enfant, doux, réservé, un peu sournois peut-être selon certains témoins, mais docile, « bien sage », ni paresseux ni boudeur, « un bon élève qui me donnait toute satisfaction », déclara son instituteur.
Le milieu familial est parfait (« honnêtes travailleurs », etc.) et Marcel Redureau adorait ses parents, auxquels il écrivit, au moment de sa condamnation, une lettre que Gide dut recopier avec des sanglots et qui est, en effet, si émouvante qu'elle arrache des larmes aux yeux les plus secs. Le petit valet de ferme fut condamné au maximum de la peine que comportait son âge, vingt ans de détention. Sa conduite dans la colonie correctionnelle où il était enfermé fut exemplaire et il mourut tuberculeux en février 1916, trois ans après son crime.
Bien que Gide, plus sensible au mystère qu'à l'horreur de l'acte, ne cache pas la sympathie que lui inspire l'enfant criminel, tout cela est dit sans emphase, sans cris, sans complaisance morbide, à partir seulement des pièces du procès.
Mais quel art, quelle force ! Comme Truman Capote paraît, comparé à lui, prolixe et creux ! Quellemodestie de grand écrivain capable de s'effacer entièrement devant les faits, de nous les faire suivre dans leur stupéfiante et presque intolérable brutalité ! Dans son désir d'aller toujours plus loin dans l'exploration du possible et de l'interdit, dans sa volonté de détacher l'individu de ses attaches, de ses supports traditionnels, qu'ils soient psychologiques ou moraux, Gide s'est parfois laissé aller à des fantaisies esthétiques, décoratives à la manière de Wilde (l'acte gratuit, etc.) qui ont aujourd'hui perdu beaucoup de leur vraisemblance et de leur attrait. Mais c'est le meilleur Gide que nous retrouvons ici, celui de tous les écrivains français qui a su le mieux lire Dostoievski, qui aurait tout aussi bien pu lire Freud, s'il ne l'avait abordé trop tard et à travers l'interprétation passablement littéraire, hystérique et mondaine de la psychanalyse qui avait cours à Paris entre les deux guerres.
On me dit qu'on ne le lit plus guère, que les écrivains à la mode parlent de lui avec condescendance. C'est bien possible et nous voyons mieux les défauts de son œuvre depuis qu'elle a perdu son pouvoir de scandale. Il ne fut peut-être qu'un écrivain mineur, riche de patience et de soins plutôt que génie et il n'avait certainement pas le souffle des grands romanciers (mais qui l'a eu en France,en dehors de Proust ?).
Alors qu'il se voulait classique, nous sommes surtout sensibles aujourd'hui à ses manières, à ses chichis, à ce côté « asiatique et déhanché » que lui-même reprochait à Barrès. Mais le fond demeure solide, superbe de courage et d'intelligence, et si l'envie vous prend de revenir à Gide, c'est avec « Ne jugez pas » qu'il faudra faire la première étape du voyage.ANDRE FERMIGIER
(1) Légalement, les jurés sont tirés au sort ; comme il s'agissait de Gide, « on » s'est arrangé pour qu'il soit désigné."