Mordillat: «Humour guerrier raillant les vils rois de la thune»

Publié le 23 janvier 2013 par Jean-Emmanuel Ducoin
Dans son nouveau film, "le Grand Retournement", adapté en alexandrins classiques d’une pièce de Frédéric Lordon, Gérard Mordillat raconte magistralement la crise financière, la Bourse qui chavire, l’appétit des banquiers et l’État, haï, appelé à la rescousse. L’entretien donc avec le réalisateur. Est en alexandrins pour notre grand bonheur...

Jacques Weber, Jacques Pater,
Franck De La Personne, Jean-Damien Barbin.


-Comment vous est venue l’idée d’adapter la pièce
 de Frédéric Lordon?
D’un Retournement l’autre à peine publié,J’ai appelé l’auteur et je l’ai suppliéDe n’en céder les droits, hormis moi, à personne.Lors, Frédéric Lordon m’a dit : «Je te les donne.Fais-en, comme Cocteau, un objet difficileÀ ramasser : un film !» Et qui nous désopile,Tout en nous instruisant. La gageure était belle,Le défi passionnant. Il fallait des rebellesPour oser l’aventure : des acteurs impliqués,Des techniciens hors pair… tout semblait compliqué.Un film alexandrin sur la crise mondialeFait peur aux producteurs : ce n’est pas commercial.Bravo, Véra Belmont, d’avoir cru au projet!De n’avoir pas tremblé à cause du sujet.Merci Baer et Weber, Morel et tous les autres.Si j’incarnais Jésus, vous seriez mes apôtres!
-Quels aménagements avez-vous apportés au texte
pour en faire un film?La pièce de Lordon, faite pour être lue,Devenant scénario devait être revue.Il fallait, entre tous, partager la parole,Donner du grain à moudre aux acteurs, des rôles.Chacun y mit de soi, peaufina ses répliques.On ressortit dicos, traités de poétique.Pater se fit Molière, Weber devint Rostand,Murillo et Conseil rimèrent en chantant.Morel nous concocta quelques vers immortels.J’en fis d’autres à jeter tout droit à la poubelle.Du théâtre on finit par couper l’ombilic.De chaque monologue jaillissaient dix répliques.L’alexandrin devint une langue commune,Humour guerrier raillant les vils rois de la thune.Il manquait à ce film un décor idéal,Une ruine d’usine, jouet du capital,Que nous trouvâmes enfin tout près d’Aubervilliers.Et je pus dire: moteur! pour filmer Bourseiller.Selon quels critères avez-vous choisi vos interprètes?Franck de La Personne et Benjamin WangerméeDans mes deux derniers films m’avaient enthousiasmé,Comme le firent aussi Barbin, Mille et Triffault,Lesquels, toujours présents, ne font jamais défautQuand il s’agit de jouer ce que nul ne joue.Lors, du marais bancaire remuèrent la boue,Coiffant l’alexandrin en révolutionnaire(Ce qu’entérinera le sieur Montalembert).Et Pralon, honorant la Comédie-Française,Fut, pour sa part, en vers, divinement à l’aise.Voilà le seul critère : engagement, talent,Acteurs solidaires d’un même mouvement,Rejetant les tiédeurs du ciné de papa,Bagarreurs acharnés au cri du Ça ira!Jouant Lordon en vers, Mordillat à l’écran,Affûtant l’analyse tout en se bidonnant!
-Vous n’aviez jamais travaillé avec Jacques Weber?Pour les alexandrins, j’atteste que WeberEst un premier violon plus qu’extraordinaire!Son talent reconnu dès le Conservatoire,Il fallait bien qu’un jour (nous en avions l’espoir)Nous travaillions ensemble. Le Grand RetournementNous offre l’occasion d’honorer ce serment.
-Le rôle du nouveau deuxième conseiller est-il
d’être le porte-parole de l’auteur?Ah ! vous y allez fort ! Porter des mots d’auteur?C’est vouloir la crémière, le lait, l’argent du beurre.Patrick Mille, il est vrai, porte bien, porte haut,De Lordon les beaux vers, et de moi les photos,Mais c’est la voix du peuple, la voix qu’il fait entendre !C’est un coriace, un dur, l’ennemi du pied-tendre.C’est la parole vraie, servie sans artificePour flinguer la finance, mère de tous les vices !

Gérard Mordillat, pendant le tournage,
avec François Morel et Odile Conseil.  

-La première fois qu’on découvre le président de la République,
il tient une manette de console vidéo.
Faut-il y voir un message particulier?Élie Triffault, c’est clair, fait ici son Hamlet.Il marche sur des œufs. Est-il rusé ou bête?Ce jeu qu’il tient en main, dont il bouge le stick,C’est bien évidemment le crâne de Yorick !Quant à Patrick Mille, mais vous l’aviez compris,C’est Ruy Blas s’enquérant de certains appétits !Contrairement à d’autres, sans morceau de bravourePour se mettre en valeur, il fallait qu’il recoureÀ un jeu retenu, froid et déterminé,Et soit en harmonie avec le texte joué(Intellectuellement et politiquement).Il l’a fait sans faillir et formidablement !Jacques Weber est, lui, statue du Commandeur,Pater, Barbin, horreur, un duo d’étrangleurs,Thibault campe Lago, et Franck l’ecclésiastique,Benjamin, l’écureuil qui saute à l’élastique.Si Morel est Tartuffe, Baer est… l’extraterrestre.S’agissant du beau sexe, il manquait à l’orchestre…Aussi, j’ai modifié (j’aime trop les actrices)Deux rôles masculins – et ce n’est que justicePour Odile Conseil et la reine Christine(J’entends : la Murillo !) Elles y sont divines.Christine froufroutante, Odile irrésistibleÀ déclarer sans rire la presse incorruptible.Nous sommes au théâtre et c’est du cinéma,Habile fantaisie qui nous laisse baba !
-Justement, comment avez-vous contourné l’écueil
du théâtre filmé?Eh bien, précisément, ne le contournant pas,J’ai shooté le théâtre tel un Sam Peckinpah,Jouant du revolver, en roi du mitraillage,Et faisant des banquiers une horde sauvage !Là, tout est mouvement. Et ombre. Et lumière,Pour qu’enfin à l’écran l’économie s’éclaire.Je tourne à la hache et je filme au couteau,Loin de la scène antique et de ses vieux tréteaux.Seuls m’importent le jeu, les merveilleux acteurs,L’endroit où Catonné place ses projecteurs…J’avais déjà tourné les Sonnets de Shakespeare– Car il faut l’avouer, le théâtre m’inspire –Mais je me garde bien d’en copier les effets,Ou pis, de l’illustrer. Je veux l’apprivoiser.L’arracher à la scène. Je fais du cinéma.Au Théâtre ce soir ne m’intéresse pas.Le Grand Retournement paie sa dette au théâtreAvec l’alexandrin. Mais je l’aurais saumâtreDe ne pas célébrer le cadre et ses mystèresJe veux aimer Molière et les frères Lumière !Autre chose à ajouter ?Avant de vous quitter, je veux saluer l’auteur,Économiste hors pair et aussi grand farceur.Il a, comme Jarry, le goût de l’insolence.Et Ubu règne encore au pays de Phynance…Par l’écrit, par l’image, anoblissant Lordon,Je m’incline bien bas et… Thank you, My Lord, donc !
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 janvier 2013.]