Catacombe(s): la leçon de littérature de Régis Debray

Publié le 02 février 2013 par Jean-Emmanuel Ducoin
Le philosophe et médiologue revisite quelques grands écrivains. Ou comment vouloir être Chateaubriand ou rien...
Debray. Quelque chose de mystérieux et pourtant d’irrépressible flotte dans notre époque comme un rappel au temps métronomique. Ce tic-tac, lent et paisible, convoque en nous d’élégiaques aventures que nous nous remémorons par grand froid, préservés des absurdités du réel par les souvenirs ironiques de nos songes funambulesques. Pour les chasseurs d’impensé que nous sommes restés, maltraitant les dogmes et s’accommodant des doutes, nous nous demandons sans relâche, moins par nostalgie que par vanité: mais qu’est-ce que notre monde nous dit, en ce moment, et quel récit mémorable laissera-t-il en héritage? Face à cette interrogation majuscule, Régis Debray apporte une réponse monumentale dans son dernier livre, "Modernes catacombes" (Gallimard), dont le titre, non moins magistral, peut prêter à confusion. Dans ce recueil rassemblant divers articles, préfaces et conférences, échelonnés de 1994 à 2012, le philosophe et médiologue ne sonde pas l’ici-maintenant en décrivant le monde tel qu’il est, mais 
se plonge dans les œuvres de quelques écrivains sous la forme d’«Hommages à la France littéraire», comme le suggère le sous-titre du livre. Des impressions de lecture et des critiques d’auteurs. Des textes du passé, en somme. Et pourtant, croyez-nous, dans ce parcours subjectif en littérature, les mots du philosophe savent de notre époque des choses que nous ignorons d’elle.
Debray confirme: «Qu’on ne s’étonne pas si ces exilés de l’intérieur se tournent d’instinct vers un passé littéraire qui, pour eux du moins, ne passe pas, vers des fantômes peut-être démodés, mais dont je ne peux m’empêcher de penser qu’ils en savaient sur nous-mêmes plus que nous.» L’illusion actuelle veut que le village global soit d’une totale accessibilité et que chaque Occidental puisse se délocaliser low cost dans des contrées standardisées. Romantisme ou déraison, le contre-pied de Régis Debray consiste à voyager en universalité sans parcourir le moindre kilomètre. À ouvrir des livres. À les lire. À les rouvrir. À les relire. Puis à en parler.
Culture. Pénétrer dans "Modernes catacombes" procède de cette intelligence suggestive, celle de détecter, dans des textes, la trace-sans-trace de ce qui va durer par-delà nous. Nous y croisons Breton, Semprun, Gracq, Foucault, Malraux, Mauriac, Valéry, Sartre, Gary et même Nourissier ou Sollers 
(liste non exhaustive). Le trait commun? Tous, à leur manière, ont attendu et espéré l’horizon des espoirs accouché dans leurs rêves les plus fous – Régis Debray n’était pas le dernier… Alors pourquoi, aujourd’hui, cette obsession chez lui des reliures et des pages imprimées? Il s’en explique ainsi: «Le simple lecteur que je suis, qui aime vagabonder chez les grands auteurs, a remisé depuis longtemps toute ambition théorisante et prétention critique. Je ne puis ni nier, cela dit, que je me sens lié à eux par un courant souterrain et profond, qu’on aurait pu appeler, jusqu’à ce matin, un caractère national. J’entends par là un monde en voie de disparition, celui des humanités où s’abreuvait la culture générale d’antan, et qui faisait comme un sang commun.»

Régis Debray, lors d'une lecture publique.

Incendie. Pas de méprise. Si notre époque vit la «fin de ce sentiment de l’Histoire dont Chateaubriand fut l’accoucheur et Malraux le croque-mort», à savoir «la sensation d’appartenir à quelque chose d’obligatoire, d’irrécusable et de plus grand que soi», Régis Debray continue d’attendre «des témoins d’un sombre temps, plus vrai que nature, quelque chose comme un écho, une haleine, un reflet d’incendie». Nous partageons cette attente, en tant qu’elle nous renseigne sur le monde hybride qui prend forme sous nos yeux, sans jamais nier les évidences des nouvelles contradictions qu’il convient d’affronter quotidiennement. Nous savons depuis longtemps qu’une idée lui tient à cœur: toute Renaissance passera obligatoirement par la (re)visitation des Illustres comme source d’inspiration et de principe de précaution. Une longue lignée nous pousse dans le dos. Elle nous force à ne rien trahir. Mais s’adapter n’est pas forcément trahir, même si ça l’est souvent avec certains. Le problème n’est pas ici de renverser les rôles en faisant de l’écrivain l’interprète du philosophe qui l’interprète. Il est de remettre en perspective la manière dont se rencontrent des énoncés et des arguments épinglés au registre de la philosophie, de la littérature et même de la médiologie, puisqu’elle nous aide à comprendre le monde par ses évolutions. «Les temps nouveaux ne sont pas nuls, ils sont autres», écrit Debray. Et il ajoute: «Le jeune homme est en colère, le vieux dit merci.» Entre les deux âges, un conseil. Que tous ceux qui président à nos destinées, quels qu’ils soient, se précipitent dans la lecture de Debray. Ils s’y découvriront en miroir. Et apprendront au moins l’art du dégagement brillant et l’analyse au sommet du genre.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 janvier 2013.]