Marcel Arland, Terres étrangères

Par Eric Bonnargent
La mauvaise réputation
Céline Righi

Magritte, Les amants, 1928

Voici donc le village dans lequel ils vécurent. Quelque part dans une France sans mer et sans montagne. Un coin frais de campagne au calme de l'été où les grillons grésillent, font résonner leur chant dans le ciel infini. Tout autour du pays, on travaille dans les champs. On n'oublie pas la messe. On pense bien comme il faut. On vit sa petite vie au soleil des "on dit". Marcel est enfant calme, solitaire et secret. Mais au-dedans de lui frémissent les passions, naissent les émotions et les contradictions  encore insoupçonnées.  Depuis l'âge de trois ans, est orphelin de père. Élevé par une grand-mère corsetée dans sa foi et par M. de Bruge, "géométrique et noir", qu'on suppose précepteur.

Arrivent dans le village Lucien et Madeleine.  "Madeleine et Lucien sont beaux comme la tentation du soir (...) Ils sont beaux comme ce que blâme ma grand'mère : les révoltes, les larmes inexpliquées et cette partie de mon âme la plus secrète, mais que je pressens la plus noble. Je les ai haïs jusqu'au jour où, me prenant contre sa gorge tiède, Madeleine me baisa les paupières, tandis que Lucien disait mon prénom." Affection ambiguë, troublante pour le lecteur, qui aimantera Marcel à ce couple qui attire et attise des regards brûlant de verte jalousie, fera couler à flot les paroles fielleuses, les rumeurs, les moqueries. Et l'on comprend pourquoi : "Du bord des lèvres, ma grand'mère laissa tomber : "Madeleine est trop jolie pour ce ciel simple." - On dit, murmura M. de Burge, qu'elle dansait dans un théâtre." Car voilà le hiatus, le sable dans l'engrenage : le beau Lucien est riche et de grande instruction. Ils se sont rencontrés, Madeleine dansait dans l'ombre et le souffre d'un obscur music-hall. Lucien s'est donc épris d'une fille de mauvaise vie : "Un soir de désoeuvrement, j'entrai dans un music-hall. Vous dirai-je les femmes au comptoir, engourdies par le sommeil, les vieillards qui, n'osant s'approcher, se caressaient la barbe et l'écoeurante bêtise d'une salle d'employés, de midinettes et de filles publiques ? Mon voisin me poussa le coude."Regardez." C'était Madeleine. Elle dansait très nue et très chaste." 

Sous la bâche écrasante du jugement arrogant, sous l'oeil moralisant du village jaloux qui scrute malveillant, le couple se fissure, le bonheur se craquelle, l'amour va à vau-l'eau. Et bientôt les caresses céderont place entière à une violence honteuse, aux rouges heures de l'orage. Lucien devient colère, éclabousse de boue et de sombre mépris celle qui auparavant représentait sa vie.
"Ce fut dès lors entre Madeleine et Lucien une longue tourmente, avec des accalmies, mais de violence croissante. Il la torturait par de fréquentes allusions à son passé. Un jour, prenant une statuette de danseuse qui parait une étagère, il la brisa entre ses mains, qu'il ensanglanta." Lucien, gravement, tombera malade. "C'est une punition. Il a épousé une femme de rien." Madeleine pendant ce temps d'angoisse et de souffrance sera toute sacrifice, patience et empathie. De cette maladie qui ne porte pas de nom,  Lucien se relèvera. Mais un mal plus obscur plus sournois le gangrène. Pour Madeleine et pour lui, ce sera de mal en pis. Tous deux quitteront Charybde pour sombrer en Scylla. 
" J'ai tout essayé, dit-il. C'est une maladie inguérissable, un instinct plus fort que toutes les jouissances. J'anéantis notre bonheur, le mien, le sien surtout pour qui j'aurais donné ma vie. Chacun de mes actes est une destruction." Il y a dans ce roman aux accents gidéens un petit quelque chose de la tragédie grecque. Le couple, dès le départ, est frappé, semble-t-il, par une malédiction. Madeleine est mouton noir dans la communauté. Belle dans sa ferveur, dans sa foi amoureuse, elle luttera sans relâche pour sauver son Lucien, se tournera  entière vers la lumière de Dieu pour se faire accepter, pour tenter de laver ce que les autres sur elle voient comme une tache immonde. Mais là est l'impossible. Madeleine est la souillure. Madeleine est le miasma qui vient rompre l'harmonie, perturber les esprits. Celui de la grand-mère et celui de Marcel. Et les cerveaux obtus des hommes qui pensent droit. À partir du moment où elle pose le pied dans le village nouveau où elle mènera alors une triste existence, cette âme fine et sensible pressent et ressent le futur amoncellement des nuages au-dessus de son bonheur :

"Elle dit encore avec des puérilités charmantes, qu'elle savait bien qu'elle était pauvre fille sans beaucoup de malice, mais que M.Lucien ne la jugerait peut-être pas trop indigne de lui, parce qu'elle s'appliquait de tout son coeur et que chaque fois qu'elle le regardait, un sang plus chaud l'étouffait. Puis, grave : "On ne nous fera pas de mal, mon amour ?" Je donnerais, pour qu'on nous laisse tranquilles, tout ce que nous avons, le piano, mes bagues, même nos habits, Lucien !"

C'est sous des yeux d'enfant que se trame le drame noir de ce couple magnétique, dont la  beauté, pasolinienne avant l'heure, leur portera malheur. Un bel amour promis à une lente destruction, broyé par l'entourage, par le groupe tout-puissant. Malheur à vous d'avoir voulu être vous, d'avoir risqué vos têtes au-dessus du nuage. On vous a fait plier sur vos genoux frondeurs.


"Non les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux."


Marcel Arland, Terres étrangères, Gallimard, Coll. L'Imaginaire. 6