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Caprices d'archet. Concert à la cour des Habsbourg par l'Ensemble Stravaganza

Publié le 11 février 2013 par Jeanchristophepucek

Dirck van Delen Palais et jardin capriccio

Dirck van Delen (Heusden, 1604/05-Arnemuiden, 1671),
Jardin et palais
(capriccio), 1640

Huile sur toile, 162 x 286 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

La musique composée au XVIIe siècle pour la cour des Habsbourg a très tôt suscité l'intérêt des interprètes adeptes d'une pratique musicale « historiquement informée », puisque le Concentus Musicus de Nikolaus Harnoncourt, atavisme viennois oblige, lui a consacré plusieurs anthologies dès les années 1960. Pour son premier enregistrement, paru il y a quelques semaines chez Aparté, le tout jeune Ensemble Stravaganza a choisi de s'inscrire à son tour dans ce sillage riche de noms prestigieux.

En 1649, Antonio Bertali (1605-1669) fut nommé Kapellmeister de la cour des Habsbourg, succédant à Giovanni Valentini (c.1582/83-1649). L'accession d'un violoniste à ces hautes fonctions avait été rendue possible par le travail de son prédécesseur qui, bien que claviériste, avait permis aux innovations l'école de violon italienne de pénétrer en Autriche et d'y faire souche, un épanouissement largement favorisé par l'intérêt que les empereurs qui se succédèrent sur le trône durant tout le XVIIe siècle portaient à la musique. En effet, si Ferdinand II (1578-1637) la prisait suffisamment pour donner un professeur de la trempe de Valentini à son fils, qui régna sur l'empire sous le nom de Ferdinand III (1608-1657), ce dernier lui vouait une véritable passion qui le conduisit lui-même à composer, tout comme son fils, Léopold Ier (1640-1705) qui porta à son apogée cette inclination familiale, tant par sa propre production, remarquable dans le domaine sacré, que par les artistes qu'il protégea et qui vinrent encore rehausser l'éclat de sa cour. Parmi ceux-ci, Johann Heinrich Schmelzer, né au début des années 1620 à Scheibbs, un village de Basse-Autriche, et très probable élève de Bertali, dut à ses talents de jouir d'une faveur particulière et de devenir, en 1679, le premier Kappellmeister non-italien de la cour, titre dont il ne profita hélas pas longtemps, puisque la peste l'abattit l'année suivante à Prague. Considéré de son vivant comme un des plus éminents violonistes européens, sa renommée tient aujourd'hui à ses trois recueils instrumentaux datés 1659, 1662 et 1664, le dernier, intitulé Sonatæ unarum fidium, constituant le premier jamais publié en territoires germaniques de sonates pour violon et continuo.

jan thomas leopold I
Imaginative et virtuose, nécessitant tout autant une technique d'archet maîtrisée dans le moindre détail qu'une bonne dose de fantaisie, la musique de Schmelzer, que ses humeurs fantasques rapprochent parfois de certaines pièces pour clavier de son contemporain Johann Jakob Froberger (1616-1667), constituait un formidable défi lancé aux interprètes et aux compositeurs de son temps. Parmi ceux qui osèrent relever le gant et le firent avec panache, on trouve deux fortes personnalités, l'une aujourd'hui plus favorablement traitée par la postérité que l'autre. Audacieux jusqu'à l'extravagance, Heinrich Ignaz Franz Biber, né en Bohème en 1644, fut, de 1684 à sa mort en 1704, le Kappellmeister de la cour de Salzbourg, qu'il avait rejointe en 1670, en faussant compagnie à son premier employeur, le prince-évêque d'Olmütz. Sa virtuosité éblouissante et son inventivité débridée, qui éclatent dès ses Sonatæ a violino solo de 1681, lui valurent, entre autres honneurs, d'être remarqué par Léopold Ier et anobli en 1690. Un des points remarquables de l’œuvre de Biber, en particulier dans ses célébrissimes Sonates du Rosaire (composées avant 1687), est l'utilisation de la scordatura, une technique consistant à modifier l'accord original du violon pour en faire surgir, à des fins expressives, des couleurs impossibles à obtenir par d'autres moyens, mais aussi en renforcer les capacités polyphoniques et la brillance. Le caractère parfaitement artificiel de cette pratique fut dénoncé par le seul de ses contemporains capable de rivaliser avec lui du point de vue du brio musical, Johann Jakob Walther. Né vers 1650 dans le petit village de Witterda en Thuringe, il voyagea en Italie au début des années 1670 avant de s'établir à Dresde puis à Mayence, où il demeura de 1684 à sa mort en 1717. C'est là qu'il fit paraître, en 1688, Hortulus Chelicus, un recueil qui résume son savoir-faire de compositeur et dans lequel il se démarque vigoureusement des pratiques de ses contemporains, spécialement de Biber. Misant sur la fluidité mélodique et adoptant une structure que ses morceaux inspirés de la danse rapprochent parfois de la sonata de camera, Walther suit également l'exemple donné, entre autres, par Carlo Farina dans son Capriccio Stravagante (1627), en multipliant les passages imitant d'autres instruments, comme l'orgue ou la harpe. Les contributions de ces différents musiciens permettent d'esquisser le paysage varié du violon en Autriche à l'époque baroque, qui établit une tradition dont certains éléments se retrouveront jusque dans les compositions de Johann Sebastian Bach.

L'Ensemble Stravaganza aborde ces pièces avec la fraîcheur et l'enthousiasme que l'on attend naturellement de la part de jeunes interprètes et signe un premier disque de très bon niveau. Disons-le d'emblée, on trouvera, dans la riche discographie qu'ils ont suscitée, des interprétations d'aussi bonne tenue pour la majorité des morceaux composant ce récital, mais les interprètes ne déméritent pas un instant, en terme de cohésion comme de capacités individuelles, face au legs des anciens et à l'exigence de partitions qui demandent beaucoup d'imagination tout en ne pardonnant aucune approximation. Particulièrement exposée, la violoniste Domitille Gilon possède la solidité technique indispensable pour affronter les multiples pièges semés par ses illustres prédécesseurs ;

Ensemble Stravaganza
son archet véloce et assuré lui permet d'offrir une matière sonore articulée avec netteté et assez épanouie, qui conjugue de manière convaincante souci de la couleur, densité et finesse. Elle fait preuve de toute la rigueur requise dans la conduite et la tenue du discours, mais également de l'inventivité et de la sûreté de goût nécessaires pour déployer une ornementation qui ajoute à la musique sans jamais l'alourdir ou la faire sombrer dans l'anecdote. Mené avec beaucoup d'intelligence par le claveciniste Thomas Soltani, qui offre au milieu du programme une lecture fort réussie, par son mélange de recueillement et d'espérance, de la Lamentation sur la très douloureuse mort de Ferdinand le Troisième de Froberger, le continuo soutient la soliste avec une grande efficacité, dosant avec un à-propos que l'on ne retrouve pas toujours dans certaines lectures, pourtant renommées, discrétion et animation du flux musical. La seule véritable réserve à propos de cet enregistrement vient de sa prise de son qui a tendance à en durcir les timbres et à en minorer l'attrait immédiat. Elle n'enlève heureusement rien à une réalisation servie avec un mélange séduisant de fougue et de maturité qui sert avec beaucoup de pertinence des œuvres dont une bonne exécution nécessite, rappelons-le, nombre de qualités que l'on retrouve ici.

Il me semble donc que l'on dispose, avec ce Concert à la cour des Habsbourg, d'un disque susceptible de faire découvrir dans de très bonnes conditions et apprécier la musique virtuose pour violon qui se pouvait entendre dans l'Autriche du XVIIe siècle, et je le recommande à tous ceux qui souhaiteraient se familiariser avec ce répertoire. Les mélomanes pour qui il est plus familier y trouveront également leur bonheur en assistant aux premiers pas de l'Ensemble Stravaganza, dont tout indique qu'il est riche de belles promesses et qu'il convient de le suivre avec intérêt.

concert a la cour des habsbourg ensemble stravaganza
Concert à la cour des Habsbourg, œuvres de Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), Johann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680), Johann Jakob Froberger (1616-1667), Johann Jakob Walther (c.1650-1717), Nicola Matteis (fl. 1674-1698)

Ensemble Stravaganza

1 CD [durée totale : 62'14"] Aparté AP041. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extrait proposé :

Johann Heinrich Schmelzer, Sonata III (Sonatæ unarum fidium, 1664)


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