Carnets de voyages
ou le cri de guerre d’un sorcier nomade
Avec ses Carnets de voyages, qui
viennent de paraître aux éditions Al Dante, Julien Blaine nous offre une fois
de plus un objet déconcertant. « Carnets de voyages, Album, Essai
tyopographique », la multiplicité déroute en même temps qu’elle indexe
l’imbrication toujours nécessaire de l’art et de la vie. Si dans son œuvre les
voyages sont toujours la condition préalable à la création, ici la source
s’affiche ; une source tellement dense que ces carnets, pourtant les
premiers du genre, ne peuvent que pousser par le milieu d’un « Tome
VII » qui dit l’activisme d’un poète nomade dont l’ensemble de
l’œuvre affirme la nécessité de tisser des réseaux, de multiplier les
rencontres avec l’autre et l’ailleurs pour lutter contre toute forme
d’hégémonie. Ces carnets tracent et actent donc du temps impliquant aussi bien
le geste de trancher dans une masse (la masse des voyages, le poids d’une
matière dont nous est ici seulement livrée une période « 2008-2011 »)
qu’un avant, une continuité, la cohérence d’une œuvre-vie dont les tomes
précédents existent bien, sous la forme de revues, d’objets, de livres, de
performances, d’expositions, catalogues… Ils ouvrent aussi des espaces sous
l’espèce d’un « Essai tyopographique » dont le vocable hybride
emporte et transporte dans un même mouvement typo et topo-graphie ; mot valise
dont l’impression en rouge sur la page de garde, frappe tant par sa couleur que
par l’invite subreptice d’un « o » qui pourrait passer inaperçu si la
couleur ne retenait l’œil, si le terme même n’engageait la vigilance visuelle.
La page de garde remplit alors toute sa fonction en déclenchant une rétrovision
immédiate sur le titre : Carnets de voyages en caractères
gras, lettres courbées, soufflé vers l’avant prend appui sur l’arrière comme
pour contenir l’image d’un futur qui a déjà des millénaires et emporte le poète
dans une quête qui l’engage à relier les signes, à ouvrir et activer les
rémanences anthropologiques et artistiques ; une quête où légendes Khmer
et pratiques aziliennes côtoient les avant-gardes des XXe et XXIe
siècles. Avant même d’entrer, c’est donc toute
une grammaire qui s’indique par le seuil, une grammaire de l’œil, pour l’œil,
une éthique du voir qui fait valoir la matière.
Carnets&voyages, on est d’emblée dedans/dehors, dans un double mouvement
qui innerve toute une démarche : « comment s’en sortir sans sortir ? ».
Double traversée de l’Achéron, double mouvement de sortie du livre pour aller
dans le monde et revenir autrement, dé-faire les formes mortes et re-lier monde
et poésie. Hors livre, le monde, dont l’œuvre ne peut offrir qu’un résidu mais un
résidu qui fait poésie sous la forme de micro-récits, d’anecdotes, de
bio/typo/photo/graphèmes faisant valoir transmutation et alchimie des signes,
des espaces, des cultures, des matières. Hors
livre, le monde, dont textes et images s’emploient,
encore et toujours, tant à signifier l’épaisseur, la force résiduelle,
l’incommensurabilité, qu’à indexer l’action qu’exerce le poète sur la matière
première. Ici tout fait page, le monde est livre, tout se renverse et
communique.
Ce double mouvement se trace par le nombre et le mélange, le hors genre ou
multigenre, transgenre qui assure le frottement, la double implication du monde
et de l’art qui ne peut se marquer que par une poësie matérielle,
élémentaire :
Tout est matière à dire poëme, tout est matière à poëme.
Caractères typographiques et écritures calligraphiques, pictogrammes et
idéogrammes, traces photographiques et vestiges textuels, gestes neutres et
mouvements brusques, cris durs et silences longs […] (J. Blaine, Cours minimal sur la poésie contemporaine,
Al Dante, 2009)
Le nombre c’est donc l’ouverture à une multiplicité de formes, de genres
et de domaines d’expression (écriture, photographie, dessin, typographie) qui
se manifeste sous la forme d’un objet qui égare plus qu’il ne guide, soucieux
de nous placer en état d’éveil et d’afficher sa polymorphie à l’image d’un
poète articulateur de pratiques : « un véritable artiste contemporain
ne peut se limiter au choix d’un champ de création comme par exemple la poésie
ou l’art visuel, mais doit s’engager à plusieurs niveaux. L’artiste pour moi
doit être “total”, comme les avant-gardes historiques le préconisaient, à la
différence que son champ d’action aujourd’hui, du point de vue géographique, ne
peut plus être limité » (Entretien avec Julien Blaine pour son exposition
« Il Fabbro e il Boscaiolo », novembre 2012, Fondazione Berardelli).
Si le carnet de voyage
s’inscrit dans toute une tradition littéraire et artistique au point de faire
partie de la panoplie de l’écrivain en quête d’une source d’inspiration dans un
pays où il recherche la matière de son œuvre, là, rien de tel : il ne
s’agit pas d’un compagnon de voyage mais d’un outil d’enregistrement, d’un
support d’archives poéthiques. Si le récit de voyage correspond
historiquement à une forme coloniale qui projette un pays objet et non sujet,
ici l’ailleurs n’est pas exotisme mais lutte contre l’ethnocentrisme, acte
politique par inversion des données, réinscription sur la carte : de l’île
de Gorée en passant par le Cambodge, Madagascar, l’Algérie, la Chine, la
France, la Palestine, la Suède, c’est tout un parcours qui ne cesse de dénoncer
les colonialismes meurtriers comme à surveiller et vaincre le colon en soi. Des
poèmes-contrepoings qui s’emploient à faire valoir la résistance – comme
« Petite anecdote africaine sans intérêt » – aux prélèvements et
montages où le poète intervient par des gestes qui pointent ce que la matière
brute devient sous l’espèce d’un carnet poétique, partout perce la richesse des
cultures méprisées, détruites ou en voie de disparition ; menace que le poète
exorcise par son action-articulation entre ancien et contemporain, Orient et
Occident, par la relève des traits-d’union et des différences. Car partout
perce la menace : « Grâce aux États-Unis d’Amérique l’art, d’abord le
cinéma puis l’ensemble des arts plastiques et musicaux est devenu un art
infantile… ». D’où la nécessité de briser les confusions, de réinstaurer
le Sacré, de renverser les rapports de force :
La très longue admiration rituelle de l’humanité :
1/dans la grotte Cosquer
autour de 25 000 ans
2/ à Délos ou à Rome
il y a près de 3 000 ans
3/la linga de la culture angkorienne
il y a plus de 1 000 ans
4/ Man Ray, les fillettes de Louise Bourgeois & César
il y a plus de 10 ans
Près de 30 000 ans de rite sur la chair
et de crainte sur la viande ;
de rite sur les organes
et de crainte pour nos viscères.
Il n’y a jamais de représentation de la bite molle…
Voici venir le temps de procéder au rite sacré de la
bite molle.
Mallarmé distinguait le livre « œuvre essentielle, destinée à exprimer la
totalité du monde » de l’album situé du côté du fragmentaire, du
mélange, inscrit dans le champ du désir et du plaisir, de l’affectif, du
partage. C’est dans cet espace que nous invite Julien Blaine ; non du côté de l’ « autarcie »
mais de l’amitié, de l’amoureux des peuples lointains qui nous ramène des photos
de sculptures, peintures, paysages, arbres, animaux, des légendes, des poèmes
mais rien qui ne soit de l’ordre du bel objet ou de l’album touristique qui
défigure le monde par des clichés exsangues. Là, le poète recharge les images, trace
des ponts, veille à casser contemplation bourgeoise et plaisir exotique qui
annexent l’autre. Rien de l’attitude du collectionneur-pilleur qui épingle le
monde dans son musée. Les carnets arpentent, cartographient l’ici et
l’ailleurs, leurs croisements, motivés ou improbables, comme celui du poète
sénégalais Léopold Senghor dont Blaine feuillette un jour un beau livre dans une librairie et tombe par hasard sur le poème
« Départ » et les vers qui évoquent l’étang de Berre. Le poète saisit
alors l’occasion de renverser les dettes : « me voilà sauvé provisoirement
par un vieux poète noir ! Mais que faisait ce poète sénégalais au
bord de l’étang de Berre ? ». Croisement dont Blaine renvoie en manière de
contre-don la photographie de son ami plasticien réunionnais Jack Beng-Thi ; photographie où il figure
avec un « âne dans un terrain vague de l’île de Gorée » et qu’il
place sous le texte. C’est que les anecdotes font lien et sont ici à la mesure
d’une manière d’être, d’une pensée, d’une poétique qui opère par transmutation
et fait valoir visualité, oralité, corporalité et transmission. L’anecdote
devient ici légende, fable, stock. Art visuel (visualisation d’un savoir
abstrait) autant qu’oral (mémoire de la parole), l’anecdote est aussi art
mémoriel (elle manifeste la valeur d’indice, d’expérience, de stockage, de
vie) et art politique : détachable, elle peut se réapproprier, mineure, elle fait basculer les centres
de gravité (de la petite histoire à la grande, du savoir livresque au savoir
vécu poétisé, de l’insignifiant au primordial). Elle signale le geste d’un
poète sorcier qui jette un sort au monde.
Comment faire lien sur la béance entre les temps, les espaces, les
cultures, comment défaire les assujettissements, comment s’en sortir ? Ces
questions, qui persévèrent comme l’être, innervent un livre qui initie le spectateur à
une poésie rituelle, une poésie expérience. Dette, don, contre-don et
contre-temps sont les maîtres-mots de ces carnets qui ne devraient pas nous étonner
au regard d’une œuvre qui ne cesse de ménager des passages entre les mondes.
Mais Blaine n’est jamais là où on l’attend. Dans ces Carnets, tout se déplace sans cesse, les signes, les pratiques, le
sens emportant dans leurs migrations une œuvre. On y retrouve tous ses
fondements (poèmes métaphysiques, bimots, bestiaire, variations sur des
performances, déclaractions…) mais déplacés, bougés, placés dans un nouveau
dispositif, une autre circulation, inédite. Blaine relance une fois de plus le
« Livre » sous la forme de ce que l’on pourrait aussi bien nommer
carnets de passages, Livre-cadeau, petite
fabrique de textimages, de textesons, de questions, où le savoir alchimique est
puissance d’opposition au « réel » imposé et fabriqué de toutes
pièces. C’est une force d’invention, de pensée critique, un cri de
guerre !
Un véritable cadO qui nous réserve encore une surprise finale en nous annonçant
la création d’une nouvelle revue, INVECE, dont le numéro 0 vient également de
paraître aux éditions Al Dante. De l’architecture à la photographie, à la
typographie, à l’affiche… au monde, il n’est qu’un « o », ouvreur de
polysémie, qui nous emmène du zéro à l’infini, un « o » qu’il
appartient au poète de tracer, à tous de s’emparer.
[Sandra Raguenet]
Julien Blaine, Carnets de voyages, Essai tyopographique, Vol. 7, Al dante, 2012, 224 p., 25 €